(Rencontres jeu t’aime. Bruxelles, 30/11/2014)

Nicolas Ovigneur, chef de projet et coordinateur à LUDO asbl

Spécialiste en sciences et techniques du jeu

De par mon activité de professionnel du jeu, j’ai pu observer bon nombre d’organisations de collections de jeux. Elles s’orchestrent autour de contraintes différentes en fonctions des publics, des utilisations, des types de jeux et des besoins de chacune des structures.

Une des grandes difficultés rencontrées est d’organiser les jeux de règles.

Cet ensemble de jeux régi par un cadre accepté par les joueurs montre un nombre important de caractéristiques divisées en catégories plus ou moins bien définies : le nombre de joueurs, le temps de jeu, la mécanique, la thématique, le matériel, le public visé sont autant de paramètres qu’il est possible de prendre en compte dans son organisation.

On distingue ainsi trois approches : celle des joueurs avec le degré d’autonomie souhaité, celle de la structure en tant qu’organisme avec ses besoins et celle de l’espace avec ses limites.

Je constate que les classifications existantes ne suffisent pas à l’utilisation qu’elles en ont. Il en existe pourtant beaucoup qui portent sur des plans extrêmement variés ; mais elles sont très critiquées, et beaucoup de professionnels sont obligés de recourir à une classification « maison » pour parvenir à un résultat efficient.

L’objectif est ici de déterminer si l’utilisation d’un nouveau critère, d’un nouveau point de vue, permettrait de mettre au point une classification fonctionnelle à la fois pour les joueurs mais aussi pour les professionnels du jeu, aussi bien en termes de structure, comme les ludothèques, qu’en termes de dialogue, comme pour les animateurs ludiques.

Ce nouveau critère proposé est le plaisir de jeu.

L’idée de cette recherche vient de l’observation de la pratique des professionnels du jeu.

Le système de classification ESAR, basée sur les travaux de Piaget, qui est sûrement le plus répandu, est très apprécié en ludothèque, notamment pour répondre aux problématiques de classement et de délimitation des espaces physiques.

Il offre le gros avantage de couvrir beaucoup d’approches par la multiplication des facettes, chacune décrivant un regard différent sur le jeu. Il couvre également l’ensemble des jeux et jouets et vise l’exhaustivité des matériels ludiques.

Cependant, il est souvent critiqué pour son degré de finesse en termes de jeux de règles. Dans cette catégorie, il trouve d’ailleurs sa pertinence davantage dans l’analyse que dans la classification, car elle est très difficile à cerner, tant les mécaniques de jeux sont complexes, diverses et souvent recoupées.

Il pose également le problème d’appropriation de ce système du point de vue du joueur. En effet, les non-initiés sont complètement dépendants du professionnel pour se retrouver dans l’organisation des jeux. La Maison des jeux de Grenoble, par exemple, connue et reconnue comme étant l’une des plus dynamiques et ancienne de France, a adopté un système « maison » : des armoires en fonction du temps de jeu et des étagères en fonction du nombre de joueurs. Ce système permet une forte autonomie des usagers. Cet exemple illustre bien qu’il y a un manque, ou tout du moins un besoin qui n’est pas pleinement satisfait.

L’analyse du plaisir

Afin de bien délimiter mon analyse, il convient de définir les termes clés.

Le plaisir sera décrit plus loin car il est le cœur de cette étude.

La pertinence est ici utilisée dans le sens d’adaptation à son l’utilisation finale. Les professionnels du jeu doivent trouver une cohérence entre leurs besoins, en termes de caractérisation, et leur utilisation, en termes d’indexation. Le système, pour valider sa pertinence, doit en outre être fonctionnel, c’est-à-dire parlant pour les joueurs et en adéquation avec le dialogue entre professionnel et utilisateur.

Enfin, par jeu de règles, je considère l’ensemble des jeux comportant un code précis stipulé par écrit qui détermine les contraintes lié à l’utilisation de ce dernier.

L’agir et le subir

Premier paramètre identifié comme caractérisant, la capacité d’action sur le plaisir est essentielle. Elle permet de mettre en exergue le degré de volonté du joueur sur son plaisir. Comme décrit précédemment, le jeu est une activité volontaire. Cependant, le plaisir ressentie ne l’est pas pour autant.

L’agir est la possibilité d’avoir du pouvoir sur son plaisir. La capacité à le créer, le modifier, l’organiser ou encore le supprimer en influençant son environ-nement. Cela montre un engagement particulier dans le jeu. De même il place le joueur comme acteur et donc responsable.

Le subir est l’absence de capacité à influer sur son plaisir. La part de hasard, par exemple, dans un jeu, laisse le joueur tributaire de ce dernier. C’est le fait d’endurer, de supporter ou de se soumettre à une incertitude.

 


Les causes du plaisir

Les travaux de Chiasson, Dubé et Blodin présentent trois types de causes qui déterminent la proximité du joueur au plaisir de jeu.

Extérieures : les causes extérieures proviennent du rapport du joueur à son environnement. Elles peuvent être concrètes, comme l’argent, la possession d’objets, le travail ou la santé mais aussi psychologiques
comme la relation au temps, à l’espace ou la perception du
contexte socio-politique.

Interpersonnelles : les causes interperson-nelles du plaisir sont en lien avec la relation aux autres et les interactions sociales. Elles émanent de notre lien affectif, de nos attentes, des codes sociaux et du regard des autres. Elles interviennent à quatre niveaux : notre propre vision de ce que « pourraient » penser les autres, la famille, les liens d’amitié et les autres individus.

Intra-personnelles : les causes intra-personnelles sont propres à l’individu. Elles commencent par la relation à soi et son propre jugement de soi-même, sa perception du réel, ses valeurs et principes, sa culture, ses croyances et la conscience de sa propre capacité d’action (le pouvoir).

Les origines du plaisir

Une étude anonyme de l’université du Québec définit trois origines au plaisir :

– Satisfaction d’un besoin créé par une tension :

– Stimulation d’un individu à partir de parole, geste, objet, ou autre,  ce qui renvoie à la notion de motivation.

– L’expérience plaisante semble résulter de différents signaux biochimiques perçus dans le cerveau et dans le corps, dont les interactions sont encore largement inexpliquées, ce qui renvoie au concept d’émotion.

Ces trois origines sont des concepts clés qu’il convient de traiter séparément au vu de la complexité de chacun.

Les besoins

Les besoins définissent la dépendance de tout individu par rapport à son environnement. Ils caractérisent à la fois son rapport aux choses mais également aux autres individus.

D’après Mucchielli, la grande majorité des penseurs s’accordent à définir une classification hiérarchisée de ces derniers à travers, d’une part la nécessité physique, sous-entendu les besoins biologiques ou viscérogéniques, pour la survie du corps humain, et d’autre part le besoin psychologique, comme le souligne Piéron.

En outre, Mucchielli écrit ceci :

Le terme besoin renvoie à 3 idées :

– L’idée de nécessité vitale ;

– L’idée de tension qui cherche la satisfaction qui apportera un retour à l’équilibre ;

– L’idée de catégorie spécifique d’objets satisfacteurs vers laquelle est orientée la tension.

J’en déduis que le besoin est clairement la condition pour éviter la mort, qu’elle soit physique ou cérébrale. C’est donc un facteur de souffrance nécessaire, qui avertit l’individu qu’il est en danger.

Les plaisirs liés aux besoins naissent de la satisfaction de ces derniers et donc de l’interruption de cette souffrance.

Murray définit la liste la plus longue des besoins psychologiques, avec une vingtaine d’items.

Parmi eux, le besoin de jeu, qu’il illustre par : se détendre, s’amuser, rechercher le divertissement, prendre du bon temps, rire, plaisanter, éviter toute tension.

Le résultat de ses recherches montre que le jeu, comme les autres besoins qu’il a identifiés, est fondamental et latent chez l’Homme. Cependant, il se développe différemment en fonction du vécu de chacun, nuance-t-il.

La pyramide des besoins de Maslow (1940) considère les bases comme étapes nécessaires pour atteindre le niveau supérieur.

Elle donne ainsi non seulement un classement des besoins, mais également une hiérarchie entre les différentes catégories.

Outre le premier palier, qui ne porte que sur l’aspect purement biologique, la pyramide met en évidence une chronologie dans l’évolution psychologique de l’individu dans la satisfaction de ses besoins.

C’est ainsi que Maslow définit : le besoin de sécurité, inhérent à une relation à soi : se sentir en sécurité ; le besoin d’appar-tenance, en rapport avec l’aspect social du sentiment d’inclusion dans un groupe : le besoin d’estime, relatif à la singularité au sein du groupe ; et le besoin d’accom-plissement personnel, en lien avec le dépassement par la réalisation de soi.

Cette chronologie a finalement tendance à former une boucle. On trouve dans la « réalisation de soi » un besoin fondamental qui prête à l’Humain un caractère sublime comme l’écrit Mucchielli:

Les « valeurs de l’être » sont : l’intégrité, la perfection, l’achèvement, la justice, la vie, la richesse (au sens complexité), la simplicité, la beauté, la bonté, l’unicité, la facilité, le jeu, la vérité, l’autonomie. Ces valeurs forment le noyau fondamental et constant des aspirations humaines. Le courant innéiste débouche ainsi sur un spiritualisme.

A la différence de Mucchielli, Murray et Maslow, Pourtois propose un système des besoins basé, non sur le paradigme de disjonction et de réduction, mais sur celui de la distinction et de la conjonction. Il emboîte ainsi le pas à la pensée complexe introduite par Morin.

Sa présentation du paradigme des besoins psychosociaux permet d’appréhender le sujet dans un enchevêtrement d’inter-actions entre tous les besoins et types de besoins. Ces échanges se font aussi bien sur un plan transversal, c’est-à-dire au même niveau, que du global vers le détail et inversement.

Cette étude porte sur les besoins spécifiques de l’enfant. Je fais le postulat que, même s’ils sont plus faciles à observer chez l’enfant, car beaucoup moins dénaturés que chez l’adulte, les besoins n’en restent pas moins identiques. Nous n’en créons ni n’en perdons avec l’âge.

Les besoins sont donc universels et fondamentaux, car ce sont des éléments fondateurs de l’identité même de l’individu.

De la même façon, les plaisirs générés par la satisfaction de ces besoins le sont également. Les besoins sont aussi inter-reliés. Comme ils s’influencent mutuel-lement, la satisfaction d’un besoin entraine une réaction en chaine qui amène à la création ou à la satisfaction d’autres besoins.

Ce paramètre est important, car il met en avant la possibilité de réalisation de plusieurs besoins en cascade. C’est un point d’attention particulier, car il pose la question du niveau de granularité d’analyse d’un jeu de règles.

Lorsqu’un jeu est caractérisé par la satisfaction d’un besoin qui en réalise d’autres, quel est le nombre de termes que l’on met en avant ?

Pour disposer d’un système d’indexation cohérent, il faut absolument éviter le« bruit » sur la valeur des descripteurs, c’est-à-dire la multiplication des termes. Ceci engendrerait une perte de crédibilité et de pertinence au sein même du système.

La motivation

La motivation est un processus psychologique qui vise à donner un sens à nos actions, quitte à en masquer la signification réelle.

Elle permet une appropriation du réel de laquelle découle une adaptation de la signification de ce dernier. Elle est utilisée afin d’orienter les conduites concrètes.

Pour Parsons, la motivation se situe toujours dans 4 contextes :

– le contexte biologique, celui de l’orga-nisme neuro-physiologique, avec ses besoins et ses exigences ;

– le contexte psychique, qui est celui de la personnalité ;

– le contexte social, celui des interactions entre les différents acteurs et entre les groupes ;

– le contexte culturel, qui est celui des normes, des modèles, des valeurs sociales et des idéologies.

Ces différents contextes se retrouvent de façon simultanée dans toute action. Il appartient donc à l’individu de favoriser telle ou telle perception en fonction de la signification qu’il lui donne.

De plus, la motivation est une projection vers l’avenir comme un but à atteindre. Elle est initiée par l’envie et permet d’y adjoindre le temps et l’énergie nécessaires pour arriver à réaliser ce « défi virtuel ».

  1. D’une certaine manière, la motivation est donc un jeu à part entière, en ce sens que l’individu joue avec le monde qui l’entoure en lui donnant la signification qu’il souhaite afin d’en retirer du plaisir. Le jeu se pose alors comme à la fois un simulateur et un stimulateur de motivation : jouer, c’est apprendre à être motivé !
  2. Les émotions

    Cosnier décrit les émotions comme un phénomène phasique résultant d’évène-ments précis et inattendus. Ces processus dynamiques sont relativement brefs dans le temps.

    Ils se déclinent en émotions « basales », appelées également « primaires » ou « modales » (la peur, la surprise, la colère, la joie, la tristesse, le dégoût, etc.) et en émotions dîtes « mixtes », résultant des mélanges des émotions basales.

    Et Mucchielli précise :

    L’étude des émotions montre qu’une émotion surgit toujours comme une réponse à la sanction (succès ou échec) d’une orientation affective profonde.

    Trois caractéristiques des émotions en découlent : la profondeur, relative à l’intensité du ressenti et à l’être ; l’instinctivité -l’émotion est naturelle et universelle- et le subir, absence de maitrise sur le ressenti.

    Le plaisir constitue un type d’émotions vécues positivement. On lui prête donc les mêmes caractéristiques. Or, de manière naturelle et instinctive, l’individu recherche perpétuellement et spontanément à ressentir du plaisir ou, tout du moins, à fuir les émotions négatives.

    Le Jeu est défini par cinq caractéristiques : gratuit, volontaire, générateur de plaisir, cadré et réglé.

    Le plaisir est une caractéristique fondamentale du jeu. Le jeu est donc un point de départ pour ressentir des émotions positives. En outre, de par sa qualité de « volontaire », le jeu est un moyen d’agir sur les émotions. Il permet alors de générer le plaisir de façon maitrisé. Jouer, c’est avoir une emprise sur des émotions subies.

    Le concepteur de jeux Marc Le Blanc détermine huit types de plaisirs dans « la taxinomie des plaisirs ludiques » :

    – la sensation : relative à l’utilisation des sens comme vecteur de plaisir. Il prend l’exemple de l’esthétique du matériel ;

    – le fantasme : le plaisir de l’imaginaire ;

    – la narration : le déroulement dramatique d’une séquence d’évènements ;

    – le « challenge » : il correspond au plaisir du défi, de la résolution du problème ;

    – la camaraderie : ici, Le Blanc se réfère à tout ce qui est plaisant dans l’amitié, la coopération et la communauté ;

    – la découverte : l’accent est mis ici sur la nouveauté, mais aussi sur la curiosité et l’exploration. Chercher les limites des règles comme de l’univers du jeu en fait partie ,- l’expression : c’est à la fois la création au sens large et l’expression verbale ;

    – la soumission : c’est le plaisir d’entrer dans le jeu et d’accepter les règles qui le régissent. « Il y a un côté lâcher prise avec le présent pour entrer dans le monde virtuel que propose le jeu. »

    Cette liste permet de donner une première idée, en termes d’analyse de jeu, une sorte de grille pour identifier les types de plaisirs ressentis durant celui-ci.

    Elle s’adresse d’ailleurs aux créateurs de jeux et permet de mieux caractériser leur œuvre par la mise en perspective de cette approche émotionnelle ressentie par le joueur.

    C’est également un point de départ pour une étude taxonomique complète, car elle montre que, du point de vue du concepteur, le plaisir de jeu est un caractérisant utile. Ma démarche se veut, quant à elle plus pratique, dans la mesure où elle s’oriente vers la réponse aux besoins des professionnels du jeu en général.

    En résumé

    De recherches théoriques sur le plaisir, je peux conclure les éléments suivants :

    – On peut séparer la capacité d’action sur le plaisir en deux degrés: l’agir et le subir ;

    – Il existe trois causes du plaisir : intra-personnelle, extra-personnelle et externe ;

    – Le jeu est un besoin fondamental, et la satisfaction d’un besoin apporte du plaisir. Les besoins sont universels et le plaisir associé par la satisfaction de ce besoin également ;

    – La motivation est un plaisir. La motivation est une adaptation du réel pour en faire un jeu.

    –  Le plaisir est un type d’émotion. Le jeu permet d’agir sur une émotion subie.