Le comportement du joueur de bridge

Alain Gottcheiner

Docteur an mathématique, arbitre de bridge

Quiconque a poussé la porte d’un club de bridge lors d’un tournoi avec ou sans enjeu aura rapidement constaté un fait inquiétant : au moment le plus inattendu, un joueur –par ailleurs le plus aimable des hommes dans le civil- profère des méchancetés, accusations, critiques, à l’égard d’un autre, partenaire ou adversaire, avec une véhémence inattendue dans ce milieu usuellement considéré comme « distingué ».

Cette attitude n’est pas sans rappeler celle de nombreux automobilistes. Mais celle-ci est usuellement attribuée au côté particulier de l’activité du conducteur qui, installé dans sa bulle, adopte rapidement un comportement autiste –les italophones apprécieront- et dominateur que nulle interaction directe ne peut venir entraver.

Or, le bridge est, ou du moins est censé être, une activité sociale, en interaction rapprochée, qui ne permet pas à ses participants le même défoulement gratuit qu’aux auto-mobilistes. Leur attitude peut leur être renvoyée à la face – et l’est souvent.

Alors, comment expliquer ces débor-dements d’humeur récurrents ?

Un jeu d’informations

Le bridge est un jeu à information imparfaite : les joueurs ne connaissent pas la répartition des cartes entre les trois autres jeux pendant la période des enchères, et entre les deux autres jeux pendant la période du jeu de la carte, après que le jeu du mort a été étalé.

En conséquence, il comprend des éléments de prise de risque et de bluff, comme le poker, mais surtout de communication entre les partenaires, par deux moyens codés : les enchères, qui donnent quelques informations sur la force du jeu, le nombre de cartes de chaque couleur, la présence de cartes maîtresses dans telle ou telle couleur, le tout au moyen d’un code très limité ; et par la suite l’ordre dans lequel les cartes sont jouées.

Pour le non-initié, la mécanique des enchères a des côtés surprenants. D’une part, chaque paire de partenaires a son propre code plus ou moins élaboré, aux priorités différentes, selon l’importance qu’ils attachent aux différents éléments d’information à transmettre. Et le code n’est nullement secret : chaque paire est tenue de mettre son code à la disposition des adversaires, et de fournir des explications à la demande.

D’autre part, il est possible de brouiller la communication adverse, car chaque enchère produite diminue le nombre d’enchères encore disponibles pour l’adversaire. Certaines enchères, dites de barrage, n’ont que ce seul but.

Il n’est pas interdit non plus de bluffer, en mentant à la fois à son partenaire et aux adversaires, en prenant le pari que les adversaires seront plus troublés. Ceci est plus fréquent et plus productif pendant la période de jeu de la carte, et totalement sans danger pour le déclarant (le joueur qui a remporté les enchères), car il n’a plus de partenaire : les cartes de son partenaire sont sur la table (le mort) et il les manipule lui-même.

Tricherie et contre-mesures

Le côté essentiel de la transmission d’informations laisse la porte ouverte à toutes sortes de tricheries organisées, heureusement rares, et de compor-tements révélateurs, le plus souvent involontaires, mais néanmoins très gênants pour la régularité du jeu.

La tricherie proprement dite peut prendre la forme de gestes discrets, de mimiques, de variations dans le rythme du jeu. Elle n’est pas facile à découvrir, et encore plus difficile à prouver.

Deux des grands incidents ayant affecté des matches internationaux, l’affaire Reese-Shapiro en 1965 et l’affaire Buratti-Lanzarotti en 2005, ont conduit à des sanctions sévères, sur base d’accusations que toute cour de justice balaierait comme profon-dément insuffisantes.

Mais on est ici dans une situation rarissime ; de plus, de bons moyens ont été mis au point pour limiter les risques : ainsi, en haute compétition, les joueurs ne se voient pas et ne peuvent se toucher du pied, car ils sont séparés par un panneau solide. Cet objet avait déjà été proposé en 1968 par Paul Féline dans son livre Tromperie et tricherie au bridge, mais cet ouvrage est resté assez confidentiel, et les écrans ne devinrent populaires qu’à la fin des années 90.

Et le problème est que ces écrans sont chers et donc difficilement disponibles en quantité suffisantes pour la compétition de tous les jours, sauf à être un excellent bricoleur.

Afin d’éviter que la position dans laquelle on joue une carte ne puisse transmettre une information, des cartes au dessin parfaitement symétrique ont été mises au point par la Fédération française … qui a déposé le brevet et interdit donc aux autres fédérations de les utiliser !

Un fléau : la « trichoterie »

Plus communes, plus insidieuses et tout aussi difficiles à mettre au jour sont les nombreuses variantes de « trichoterie », des transmissions d’informations plus ou moins involontaires ou qui semblent moins graves à l’observateur neutre. Certaines pourraient même sembler être de bonne guerre … mais ne le sont pas d’après les règles.

Les mécanismes mêmes du jeu les rendent variées. Voici quelques cas :

Le tempo : un joueur qui n’a pas de problème décide rapidement de son action. Un joueur qui a un problème réfléchit. D’une part, le simple fait de laisser entrevoir un problème peut fournir au partenaire une information utile. D’autre part, on peut feindre un problème pour bluffer l’adversaire.

Un ensemble complexe de règles a été mis au point pour résoudre ce problème, mais elles sont d’application difficile :

  • Dans des situations où il est prévisible que le tempo puisse varier selon l’existence d’un problème, le joueur qui n’a pas de problème doit feindre d’en avoir un, en prenant un certain temps avant d’agir, et ce, sans montrer qu’il ne réfléchit pas ;
  • Dans les autres cas, il est interdit à un joueur d’avoir tout comportement (tempo, remarque, mimique) « qui n’a pas de raison d’être dans le jeu et dont il pourrait savoir qu’il est de nature à tromper l’adversaire », que cet acte soit volontaire ou non. Mais ces deux propriétés sont très difficiles à jauger, et les arbitres sont submergés de cas limites.

    Maniérismes : une simple mimique involontaire peut transmettre de l’information, par exemple que le joueur n’est pas content de la carte jouée par le partenaire.

    Le ton de la voix également, mais on a mis au point divers systèmes permettant de ne pas devoir parler pour faire une enchère.

    Actions légitimes qui peuvent transmettre de l’information au parte-naire ou cacher à l’adversaire de l’information qui lui est due.

    Le fait même de s’enquérir à propos du sens du code adverse marque un intérêt pour la situation, et donc l’existence d’un problème. Les questions peuvent être biaisées dans leur formulation ou montrer ce qui interpelle le joueur. Les réponses fournies peuvent être incomplètes, légèrement erronées (parfois on ne comprend pas soi-même toute la subtilité de son propre code), et surtout elles peuvent montrer au partenaire qu’il y a eu incompré-hension.

    En effet, c’est le partenaire de celui qui a agi (enchère ou carte jouée) qui explique le sens de l’action, et cette explication peut ne pas être conforme à ce que le joueur voulait faire.

    Dans ce cas, le partenaire est soumis à des conditions d’action très strictes (il ne peut pas tenir compte de l’information ainsi révélée), mais il est extrêmement difficile de vérifier qu’il s’y est conformé.

    La règle-catastrophe

    Comme il n’est pas possible d’empêcher totalement un joueur d’hésiter ou de montrer qu’il a un problème, on a mis au point une règle mettant la charge de l’honnêteté sur le partenaire : il n’est pas interdit de transmettre involontairement une information à laquelle le partenaire n’a pas droit, mais si cela se produit, le partenaire doit soigneusement éviter de se laisser influencer par cette information dans son choix d’actions ultérieur.

    Malheureusement, déterminer si influ-ence il y a eu nécessite une analyse approfondie de la situation, une connaissance détaillée du code utilisé, et un soupçon de lecture des pensées. Le résultat est très souvent subjectif, ou du moins paraît tel. Divers comités d’experts prendront des décisions différentes sur base des mêmes faits, chose plutôt rare dans les autres sports.

    Nous avons là l’une des sources du ressentiment des joueurs à l’égard les uns des autres : s’il est difficile de nier que l’on a hésité, ou que l’on a omis de le faire quand on y était obligé, l’accusation d’utilisation d’une « information illicite » est vague, subjective, et sa résolution laisse forcément un des deux camps insatisfait.

    Autres sources de tension entre adversaires

    Un joueur est obligé de mettre à disposition de l’adversaire l’ensemble de son code ; comment savoir s’il n’a pas omis (volontairement ou non) un élément important ?

    De même, les explications fournies doivent être complètes. Le sont-elles, et sinon, est-ce un acte volontaire de rétention d’information ?

    Nous avons dit qu’il est possible d’interférer avec la transmission d’information en occupant les paliers d’enchères nécessaires ; ceci est légitime, mais certains moyens sont considérés comme « bas », peu élégants. Certains ont été interdits pour le bien-être des joueurs peu aguerris, mais la classification est obscure et mal comprise.

    Enfin, il arrive que la réussite inattendue de certains « coups » réalisés fasse suspecter une tricherie véritable. Mais une telle accusation est gravissime ; comment la porter sans risquer de commettre un véritable affront ?

    Laissant de côté ce cas particulier, on voit que l’enchaînement des causes de ressentiment est difficile à arrêter :

    A signale à l’arbitre, pas toujours de façon aimable, qu’il a cru remarquer une irrégularité dans l’action de B.

    B s’offusque que l’on puisse mettre son honnêteté en doute. Il y a là un grave malentendu ; la plupart des cas d’influence sont subconscients et la première fonction de l’appel à l’arbitre est de rétablir l’équité, non de stigma-tiser l’adversaire.

    L’arbitre ne peut procéder sur-le-champ à une analyse complète de la situation, car il a bien d’autres tâches à remplir. Durant ce temps, le ressentiment monte.

    Au besoin, il fait appel à une Commission d’Arbitrage.

    La décision rendue par l’arbitre ou la Commission est noire ou blanche, alors que le cas ne l’est pas forcément ; les attendus sont complexes et une autre Commission aurait peut-être décidé autrement.

    De plus, un élément important d’une situation complexe peut avoir été omis. Contrairement au football ou au tennis, on ne dispose pas de caméras ou d’yeux électroniques pour prendre sa décision, car une grande partie de l’information nécessaire se trouve dans la tête des joueurs !

    Il est certain que, la prochaine fois que A et B se rencontreront à la table, le moindre doute sur le comportement de l’un d’entre eux fera voler les noms d’oiseaux.

    L’agressivité entre partenaires,

    ou rendez-vous au Lac Wobegon

    Tout ceci n’explique toutefois pas le cas le plus fréquent de réaction agressive observé au bridge : celui d’un joueur à l’égard de son parte-naire, usuellement accusé d’avoir commis une erreur particulièrement énorme pour son niveau.

    Rappelons ici ce que les Anglo-Saxons appellent « Lake Wobegon Effect », le sentiment d’une très vaste majorité de personnes d’être plus aptes que les autres membres de leur groupe, tout particulièrement en ce qui concerne les capacités cognitives et réflexives.

    Le bridge, contrairement par exemple aux échecs, est un jeu à information imparfaite (on ne connaît pas les jeux cachés) ; dans la plupart des cas, donc, une action (enchère ou carte jouée) envisagée ne sera meilleure qu’une autre qu’en termes d’espé-rance : elle conduira plus souvent (mais pas toujours) à un bon résultat, ou elle donnera une moyenne de gains plus élevée.

    Seul le kibitz, le spectateur, regarde tous les jeux (bien que, théoriquement, il ne soit pas autorisé à le faire) et peut déterminer quelle action sera couronnée de réussite.

    D’autre part, les qualités techniques seules ne font pas le bon joueur (« technicien » n’est pas un compliment au bridge, contrairement à de nombreux jeux et sports) ; divers éléments tactiques, psychologiques, le bluff, tiennent un rôle essentiel.

    Etre sur la même longueur d’ondes que son partenaire est particu-lièrement important, et ceci réclame, non seulement un état d’esprit favorable, mais aussi un travail important de mise en accord (« fittage »). La qualité d’une paire peut ainsi être égale, supérieure, ou très inférieure à la somme des qualités de ses membres. Cette différence a même reçu un nom : le paramètre de Goldsmith.

    Certaines actions théoriquement dangereuses peuvent être prises dans l’espoir de pousser l’adversaire à la faute, par exemple à enchérir trop haut. Et quand on aura pris une action normale, celui-ci pourra craindre un piège qui n’existe que dans sa tête.

    Un cas rare et surprenant est le « Grosvernor », jeu clairement erroné sur le plan technique, mais dont l’adversaire n’est pas en mesure de profiter. Il n’y a donc aucun avantage ou inconvénient à le pratiquer, sauf qu’il peut déstabiliser l’adversaire, ou le pousser à commettre l’erreur de vous prendre pour un mauvais joueur. Car les stratégies idéales varient fortement en fonction du type de joueur auquel on a affaire.

    Un dicton bridgesque affirme ainsi : « La pire erreur est de sous-estimer l’adversaire. La seconde pire est de le surestimer. »

    Enfin, le déterminisme est bien moins important au bridge que dans d’autres jeux : aux échecs ou au Scrabble, un joueur situé au premier quartile des joueurs de compétition (il est meilleur que 75 % d’entre eux) ne battra presque jamais un joueur situé au premier décile (meilleur que 90 %). Au bridge, ceci arrive régulièrement.

    Au côté relatif des « meilleurs choix » s’ajoute le fait que les adversaires commettent des erreurs, mais que l’on ne peut savoir contre qui ils « choisiront » de les commettre.

    Le résultat d’une paire par rapport à une autre est donc fortement dépendant de l’inspiration de concurrents qui ne sont pas directement en compétition avec elles : il y a dépendance binaire.

    Ces caractéristiques : relativité du bon choix d’action, importance des éléments psychologiques, difficulté à jauger l’adversaire, possibilité de battre meilleur que soi, ainsi que l’absence d’une bonne méthode de classement des joueurs font que l’effet Wobegon est particulièrement intense chez les joueurs de bridge.

    Ceci pousse beaucoup d’entre eux à vouloir s’affirmer, et la principale cible de cette affirmation est le pauvre partenaire.

    Il a joué telle carte plutôt que telle autre, qui aurait mené à un meilleur résultat ; lorsque la disposition des cartes est connue après le jeu, il est évidemment facile de s’en rendre compte … Les Turcs disent ainsi : « Lorsque la roue de la charrette a cassé, beaucoup peuvent dire par où il ne fallait pas passer. »

    De tel joueur, on se remémore surtout les erreurs ; après tout, il est censé bien jouer, ce n’est donc pas cela qui est intéressant.

    Pire encore, certains, pour masquer leurs propres erreurs –dont ils se sont dans l’intervalle rendu compte- ou leurs prises de risque qui ont mal tourné, tentent par tous les moyens de rejeter la faute sur le partenaire, qui est -par définition- moins bon joueur qu’eux-mêmes. Et comment le faire, sinon en parlant avant lui et plus fort que lui ?

    Ajoutons que certains joueurs nantis paient meilleur qu’eux pour être leur partenaire, et que le service semble pour certains inclure l’acceptation de critiques infondées.

    Le joueur veut avoir raison, contre l’opinion de son partenaire ou de ses coéquipiers, et pour ce faire, il consultera d’autres joueurs en leur présentant le coup en question, tout en oubliant –volontairement ou non- divers éléments pertinents dans la prise de décision. Et leur avis ne sera pas forcément pris en compte, car comme le disait la Rochefoucauld, « Nous ne trouvons guère de gens de bon sens, que ceux qui sont de notre avis. »

    Des solutions ?

    Ces réflexions ressemblent fort à celles d’un misanthrope ; mais tout joueur de bridge expérimenté l’est un peu, pour toutes les raisons précitées.

    Rares sont les équipes qui restent soudées pendant longtemps, même au niveau professionnel ; les problèmes relationnels sont bien plus souvent la cause des séparations que les problèmes ou obligations personnelles. Ceux qui restent longtemps parte-naires sont parfois admirés (« Quel courage il a de le supporter ! »), mais le plus souvent perçus comme faibles de caractère.

    On a pu espérer que l’introduction des écrans diminuerait la véhémence des joueurs à la table ; elle n’a fait que la postposer à la fin du match.

    Les seules solutions sont du ressort de l’autodiscipline et de la gestion de (petit) groupe, mais l’espoir d’arriver à obtenir le calme dans une salle de bridge nous semble au moins aussi utopique que celui d’obtenir que tous les conducteurs acquièrent une parfaite courtoisie.

    L’adage bridgesque reste hélas valable : « le bridge est un jeu joué par un génie méconnu, en face d’un imbécile, et contre une bande de tricheurs ».