Quelle place pour le jeu dans les institutions actuelles ?

Quelle place dans les institutions futures ?

Le jeu est un élément essentiel de la culture citoyenne et doit réfléchir à son évolution afin d’amorcer le tournant vers une société culturelle centrée utilisateurs. 

culture et au dela

 

L ’inspection générale des bibliothèques française  a publié en ce mois de février 2015 un rapport intitulé « Jeu et bibliothèque : pour une conjugaison fertile »[i].

Si, comme déjà précédemment évoqué dans ces pages[ii], le monde du jeu et celui des livres sont indubitablement liés, il a pourtant semblé nécessaire d’établir des recommandations afin de garantir que cette « conjugaison » soit donc « fertile ».

Il ne s’agirait pas d’utiliser le jeu purement comme un produit d’appel mais bien de réfléchir à son intégration adéquate dans cet archétype du lieu d’accès à la culture et au savoir qu’est  la bibliothèque, qui plus est dans sa représentation française.

D’emblée, la synthèse qui introduit le rapport évoque « [des]tensions latentes entre traditions de l’éducation populaire, d’une part, et de la culture, d’autre part. » qui devraient être surmontées par les bibliothèques et les ludothèques en encourageant  «une approche globale fondée sur une complémentarité raisonnée ».

Les filiations différenciées des livres et des jeux  seraient-elles finalement amenées à fusionner dans une offre culturelle globale, en poursuivant la modification de l’image des bibliothèques vers l’ouverture à davantage de publics ? Ce rapport répond sans doute par l’affirmative tout en précisant que « la mesure des moyens à mobiliser est indispensable pour que la mise en œuvre d’actions ou de collections de jeux ne mette pas en cause les fonctions et missions fondamentales des bibliothèques ».

Si nous prenons le temps de parcourir ces missions telles que décrites par l’UNESCO dans son manifeste sur la bibliothèque publique, il ne semble pas que l’introduction de jeux puissent les mettre en cause :

« Il faut tenir compte des missions-clés de la bibliothèque publique relatives à l’information, l’alphabétisation, l’éducation et la culture, qui sont les suivantes :

  1. créer et renforcer l’habitude de lire chez les enfants dès leur plus jeune âge;
  2. soutenir à la fois l’auto-formation ainsi que l’enseignement conventionnel à tous les niveaux ;
  3. fournir à chaque personne les moyens d’évoluer de manière créative ;
  4. stimuler l’imagination et la créativité des enfants et des jeunes ;
  5. développer le sens du patrimoine culturel, le goût des arts, des réalisations et des innovations scientifiques ;
  6. assurer l’accès aux différentes formes d’expression culturelle des arts du spectacle ;
  7. développer le dialogue inter-culturel et favoriser la diversité culturelle ;
  8. soutenir la tradition orale ;
  9. assurer l’accès des citoyens aux informations de toutes catégories issues des collectivités locales ;
  10. fournir aux entreprises locales, aux associations et aux groupes d’intérêt les services d’information adéquats ;
  11. faciliter le développement des compétences de base pour utiliser l’information et l’informatique ;
  12. soutenir les activités et les programmes d’alphabétisation en faveur de toutes les classes d’âge, y participer, et mettre en oeuvre de telles activités, si nécessaire. »[iii]

Le rapport poursuit avec quelques questions, faisant écho à celles que pourrait se poser son public : « Planche salvatrice ou mode passagère ? Déroute ou évolution souhaitable ? Nouveauté totale ou continuité ? »

L’auteure place ici l’introduction formalisée des jeux en bibliothèque entre déroute et évolution. Entre galvaudage de la bibliothèque, de la culture et évolution de celle-ci (souhaitable ou non d’ailleurs).

Elles sont pour moi symptomatiques d’une relation étrange entre le jeu et la culture, qui se voit finalement toujours positionné par rapport à celle-ci, alors que  « Le jeu est plus ancien que la culture », comme disait Huizinga dans son Homo Ludens. Si, en 1938, étaient déjà posés les jalons de cette consubstantialité du jeu et de la culture, dans la pratique, le discours en est encore éloigné.

Le rapport cite également, plus proche, Jacques Henriot qui « écrivait déjà en 1989 : « Le monde où je vis est un monde où il est de plus en plus question de jeu : non seulement parce qu’il me semble que l’on y joue chaque jour davantage, mais surtout parce que l’idée même du jeu s’applique constamment à de nouvelles situations, à des formes de conduite et de pensée auxquelles il eût paru, récemment encore, inconvenant de l’appliquer. » »[iv]

Cela rappelle pour moi les notions de pratiques culturelles légitimes et illégitimes, telles que nous les retrouvons dans une enquête comme celle menée par l’Observatoire des Politiques Culturelles, « Étude approfondie des pratiques et consommation culturelles de la population en Fédération Wallonie-Bruxelles »[v] : « Nous qualifierons de “légitime” une pratique qui sera davantage le fait des couches sociales les plus instruites. La légitimité des pratiques et des goûts n’est donc pas perçue comme absolue et ce “label” ne préjuge pas de la valeur intrinsèque de ceux-ci. »[vi] Malgré cet avertissement, il me semble difficile de ne pas être sensible à la signification usuellement négative du mot « illégitime ».  Passons tout de même outre ces considérations de vocabulaire pour nous pencher sur les données de cette étude. Le jeu n’est cité que de deux manières : le jeu vidéo sur console (illégitime) et le jeu vidéo sur PC/Internet (commun aux diverses couches de population). Selon deux chercheurs travaillant sur le projet, François Demonty et Cynthia Dal, le jeu, quoique pouvant être évoqué par les répondants, ne fut pas abordé spécifiquement au travers des entretiens semi-directifs[vii].

Si nous prenons encore les sources de financement propres aux ludothèques, nous retrouvons le secteur Ludothèques de la Commission Communautaire Française (COCOF) attaché au Service des Affaires socio-culturelles et du Sport[viii] alors qu’il y existe un Service de la Culture et du Tourisme, auquel la littérature, la musique et le théâtre entre autres appartiennent.

De même, dans les communes, où les ludothèques autonomes relèvent souvent de l’échevinat de la Jeunesse alors que les bibliothèques relèvent de la Culture.

Pourtant, «  L’affirmation  de l’identité de la ludothèque et l’attente d’une reconnaissance de cette identité et du métier de ludothécaire sont très présentes  [au sein de l’Association des Ludothèques Françaises]. Cette attente semble liée au sentiment persistant d’une certaine illégitimité, générant le besoin de « consolid=ùe[r]sa place parmi les métiers à caractère social et culturel” »[ix].

Dès lors, une place reconnue dans le secteur éponyme serait un premier pas vers la reconnaissance du caractère profondément culturel du jeu et des jeux.

Cependant, cette reconnaissance devrait pouvoir s’effectuer en propre et non comme structure intégrée aux bibliothèques car chaque « -thèque » possède ses spécificités et ne peut être arrimée à une autre que lorsque l’identité de chacune peut être garantie. C’est sur ces bases seulement que notre réflexion pourrait nous emmener plus loin, dans l’exploration d’un autre type de lieu, où les usages de ces spécificités pourraient être exploitées pour construire un espace enrichissant et épanouissant pour tous les citoyens.

Cet autre type de lieu serait  le troisième lieu ou tiers lieu, défini par Oldenburg[x] comme étant un environnement social distinct du lieu de vie et du lieu de travail.

Quelles seraient les activités pratiquées dans ce tiers lieu ? Tout d’abord, une liste[xi] des caractéristiques du lieu peut être dressée :

  • Un espace accessible, respectueux et ouvert, tant d’esprit que dans ses heures d’ouverture, avec une ambiance conviviale : « Le caractère enjoué du troisième lieu l’apparente à une grande aire de jeux » (tiens, revoilà le jeu…);
  • Un lieu que les citoyens s’approprient facilement, avec « un cadre confortable et douillet » qui donne envie de s’attarder et de partager ;
  • Une atmosphère « comme à la maison », avec un ancrage physique, qui développe un sentiment d’appartenance et donne lieu à une régénération du lien social, où l’individu peut être lui-même sans peur.
  • Une expérience inédite, loin de la monotonie, sur base volontaire, sur « mode d’affiliation plus occasionnel et informel. » ;
  • Un encouragement à « l’épanouissement de l’esprit démocratique en offrant un cadre propice à l’échange, aux débats publics ».

Celles-ci, mêmes si elles ne sont pas forcément reliées au numérique, peuvent être rapprochées du concept d’ « HOMAGO » développé par Mimi Ito[xii], qui décrit plusieurs niveaux de participation, plutôt associée aux makerspaces[xiii],  qui peuvent être favorisées par le lieu : Hanging Out, centré sur le maintien des relations entre ami ;  Messing Around, qui consiste à bidouiller sur un mode autodidacte; Geeking Out, qui implique un approfondissement de connaissances dans un domaine précis et leurs partages avec d’autres personnes.

Au vu de ces particularités, nous pouvons imaginer une multitude d’activités en lien avec le jeu qui pourraient y être incluses, lui donnant une place complémentaire tout en étant indispensable : « Le jeu c’est l’espace du « comme si ». C’est un environnement d’expérimentation. Un peu à la manière du carnaval que décrivait Baktine, c’est un espace dans lequel on fait l’expérience qu’un autre monde est possible, que l’on peut envisager de nouvelles façons de faire société. […] il y a un potentiel créatif et de renouvellement dans le ludique qui dépasse celui des cadres traditionnels et que la société utilise pour se renouveler. »[xiv] Jouer, mais aussi créer le jeu, initier d’autres joueurs et finalement  réfléchir au monde.

En guise de conclusion, il me semble important d’attirer l’attention sur la nouvelle gouvernance nécessaire à la création de ces lieux ou plutôt à la co-création  de ces lieux, en partenariat avec des intervenants culturels bien entendu mais surtout avec les citoyens eux-mêmes sur modèle des espaces collaboratifs émergents[xv].

Au- delà des vieux clivages, il est temps de revoir nos pratiques afin d’accompagner et de faciliter l’évolution des citoyens et, par là, celle du monde que nous voulons voir reposé sur les valeurs véhiculées par le Jeu.

 

Virginie Tacq

Cofondatrice de Ludilab

Spécialiste en sciences et techniques du jeu

 

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[i]LEGENDRE F., « Jeu et bibliothèque : pour une conjugaison fertile », Rapports de l’inspection générale des bibliothèques, Février 2015 http://www.enssib.fr/bibliotheque-numerique/documents/65198-jeu-et-bibliotheque-pour-une-conjugaison-fertile.pdf (Dernière consultation le 17 mai 2015)

[ii]TACQ V. , « Comparaison est-elle raison ? Les ludothèques et les bibliothèques, interview », Artichouette n°29, p.10 https://ludobel.be/wp-content/uploads/2015/03/Artichouette-Mars-2015.pdf (Dernière consultation le 17 mai 2015)

[iii]Manifeste de l’UNESCO sur la bibliothèque publique, 29 novembre 1994, http://www.unesco.org/webworld/libraries/manifestos/libraman_fr.html (Dernière consultation le 17 mai 2015)

[iv]Référence à HENRIOT J., « Sous couleur de jouer : la métaphore ludique », Paris, José Corti, 1989, p. 27

[v] Observatoire des Politiques Culturelles, novembre 2012 http://www.opc.cfwb.be/index.php?id=3846 (Dernière consultation le 17 mai 2015)

[vi]Op. Cit., p. 40

[vii]« L’entretien semi-directif est un compromis entre l’entretien directif et l’entretien [non] directif : L’interviewer, parce qu’il a une connaissance du champ de l’interview, prévoit à l’avance un petit nombre de sous-thèmes (pas plus de 7) qui balisent tout le champ des possibles, compte tenu de l’objectif de l’enquête. Pour chacun de ces sous-thèmes, l’interviewer prévoit une ou plusieurs questions qu’il ne posera que si l’interviewé ne les aborde pas spontanément dans le fil de son discours. C’est dire que l’interviewer ne pose ses questions que vers la fin de l’interview, si et seulement si l’interviewé n’a pas abordé spontanément les sous-thèmes qui intéressent l’interviewer. » http://www.univ-montp3.fr/infocom/wp-content/REC-Pr%C3%A9parer-et-mener-un-entretien2012.pdf (Dernière consultation le 17 mai 2015)

[viii]http://www.cocof.be/index.php/ludothequecocof/27-affaires-culturelles-et-tourisme/service-des-affaires-socio-culturelles-et-du-sport (Dernière consultation le 17 mai 2015)

[ix]LEGENDRE F., « Jeu et bibliothèque : pour une conjugaison fertile »,  p. 39

[x] OLDENBURG R., « The great good place », Parragon Books, 1989

[xi]SERVET M., « Les bibliothèques troisième lieu : une nouvelle génération d’établissements culturels », Bulletin des bibliothèques de France, n° 4, 2010 http://bbf.enssib.fr/consulter/bbf-2010-04-0057-001  (Dernière consultation le 17 mai 2015)

[xii] ITO M., «Hanging out, messing around, and geeking out»,The John D. and Catherine T. MacArthur Foundation Series in Digital Media and Learning, 2010 https://mitpress.mit.edu/sites/default/files/titles/free_download/9780262013369_Hanging_Out.pdf (Dernière consultation le 17 mai 2015)

[xiii]Terme générique pour parler de laboratoires de fabrication numérique tels que Fablab, Hackerspaces, … qui tourne autour de l’apprentissage en faisant ».

[xiv] Aurélien Fouillet : portrait d’un sociologue en joueur, 21 avril 2015 http://www.bpi.fr/sites/Balises/contents/Contenus/culture-numerique/contenus-textuels/aurelien-fouillet–portrait-dun.html  (Dernière consultation le 17 mai 2015)

[xv]Etude action participative et créative avec le territoire http://www.delaire.eu/coordination-de-projets/la-future-mediatheque (Dernière consultation le 17 mai 2015)