Par Pierre-Yves Hurel Assistant à l’Université de Liège, Membre du LabJMV, du LEMME et de l’OMNSH, Animateur d’atelier de création de jeux vidéo

Les amateurs : ces oubliés de la culture ludique

A l’écart de la production profes-sionnelle de jeu video – que ce soit les « triple A »1 de l’industrie vidéoludique ou la scène indépendante – existe un milieu créatif foisonnant et pourtant souvent oublié : la création de jeux vidéo en amateur.
C’est un fait qui peut surprendre : comment un amateur pourrait-il créer depuis chez lui un jeu vidéo ?  Comment gérer la programmation, les graphismes, le son ? S’il se trouve probablement certains puristes pour tout prendre en charge, la solution est généralement composée de deux éléments : l’utilisation de logiciels d’aide et la présence de communautés de pairs.

Les logiciels

En 2011, Damien Djaouti (Djaouti, 2011) en comptait déjà plus de 3602 dans sa thèse de doctorat. Cela va des très célèbres Unity ou Game Maker – aussi utilisés par de nombreux professionnels, aux plus confidentiels ZZT ou Twine, en passant par la série des RPG Makers3.
Sur le plan qualitatif, Djaouti distingue les outils « généraux » et les outils « spécialisés ».
Les premiers (tels que Unity) proposent de créer tous types de jeux vidéo, alors que les seconds sont dédiés à un genre particulier : c’est le cas par exemple du bien nommé Adventure Game Studio.

On pourrait ajouter différentes sous- divisions supplémentaires, tant le type d’expériences proposées par les logiciels peut varier : certains logiciels « généralistes » sont consacrés uniquement à la 2D (C’est le cas de Construct 2), et certains logiciels « spécialisés » se consacrent uniquement à une licence précise.
On pense dès lors au récent Mario Maker, mais le phénomène n’est pas neuf : en 1999 sortait déjà le logiciel amateur Zelda Quest.

Par ailleurs, on trouvera une grande variété d’approches de la program-mation : Unity propose surtout d’assister le programmeur, Construct 2 met à disposition un pseudo -angage simplifié, etc.
Enfin, concernant les ressources (graphiques et sonores), certains softwares mettent à disposition des bases de données utilisables immédiatement.
Dans RPG Maker, l’utilisateur peut piocher dans un ensemble d’images et de sons pour composer son propre jeu de rôle à la japonaise.

Dans le cadre de gauche : les éléments graphiques à utiliser; dans le cadre de droite : le monde en train d’être créé.

Les communautés

Pour chaque logiciel rencontrant un minimum de succès, différents sites web d’utilisateurs ont vu le jour.
Les plus grands affichent des statistiques impressionnantes, tel que le forum de Scirra, la firme à l’origine de Construct Classic et Construct 2 (et bientôt Construct 3), qui compte plus de 180.000 utilisateurs enregistrés.

Si ce genre de sites permet de nous donner quelques indications quant à l’ampleur du phénomène, ce n’est probablement pas là que se nouent les relations les plus intéressantes entre utilisateurs.
Pour cela, il est sans doute préférable de se tourner vers les petites communautés qui fourmillent et dont la taille varie.

Le site Zelda Solarus regroupe par exemple plus de 9000 membres autour de « fangames » dédiés à la licence du jeu de Nintendo, alors que la communauté francophone des utili-sateurs de Adventure Game Studio compte 730 personnes enregistrées. Ces communautés affichent plusieurs objectifs tels que l’entraide, le partage de ressources, ou encore la formation d’équipes de développement.

Le livre témoignage d’Anna Anthropy (2014), qui détaille son expérience au sein d’une communauté d’utilisateurs de ZZT (avant l’apparition de l’Internet globalisé !), met aussi en évidence le rôle de ces communautés comme lieux de partages des oeuvres.
Les pairs sont, généralement le seul public sur lequel comptent les amateurs.
Enfin, bien souvent, ces points de rencontres deviennent des espaces de socialisation où l’on vient pour parler de tout sauf du logiciel en question, comme en témoignent généralement les statistiques des sous-parties de forum du type « sujets libres » ou « la taverne ».

Il est d’usage de parler de la « culture ludique » pour désigner l’ensemble de la sphère liée au jeu (vidéo).
Ce qui est souvent oublié, comme le signale Adrienne Shaw (2010), c’est que la culture est avant tout affaire de pouvoir : qu’est-ce qui fait partie de la culture ? à qui l’on donne la parole ou non ? quelles stratégies les acteurs mettent en place pour acquérir le statut d’« artiste » ou d’« acteur culturel » ?

Dans cette perspective, le milieu amateur est l’exemple parfait de la sphère dominée, quasiment invisible dans l’ensemble du champ, si ce n’est quelques notules dans la presse spécialisée4. Ce phénomène a été notamment mis en lumière lors de l’Independant Games Festival de 2012 où un collectif de développeurs de jeux vidéo (se qualifiant d’artistes et/où d’amateurs) ont présenté une compilation5 collective de jeux réalisés en 24 heures pour protester contre les frais d’inscription au festival (95$), frais limitant de fait la participation des sphères les moins professionnalisées.

Cette entrée par effraction des amateurs à l’IGF met en avant la façon dont la reconnaissance de certaines pratiques culturelles est loin d’être acquise.
Partant de l’intuition que l’on aurait pourtant tout à gagner à regarder du côté des amateurs, j’ai entamé il y a un an une enquête ethnographique. Celle-ci se compose jusqu’ici d’une dizaine d’entretiens qualitatifs, d’une durée allant de 60 à 90 minutes ; l’échantillon est composé de 10 personnes francophones âgés de 27 à 40 ans et vivant en France, en Belgique, ou au Québec. A ce stade, plusieurs constats s’imposent quant à la façon, souvent novatrice, avec laquelle le champ des game designers amateurs vivent leur pratique culturelle.

Les logiciels ne font pas tout

Lorsque je demande aux amateurs comment ils en sont venu à créer des jeux, leur discours font généralement référence à des pratiques infantiles préalables à la rencontre de tel ou tel logiciel : « J’ai commencé à faire des Zelda sur papier […] Comme des labyrinthes améliorés pour faire jouer mon frère » ; « Je m’étais fabriqué une panoplie sur papier de tous les blocs de Mario que je pouvais disposer pour faire des paysages moi-même » ; « Avec mon meilleur ami quand j’étais enfant souvent avec les Lego, on faisait des faux jeux vidéo pour l’autre ».

Avant d’avoir la moindre idée de la façon dont un jeu vidéo se créait, les enquêtés essayaient déjà, avec les moyens du bord, de répondre à leur impulsion créative – de quoi être vacciné contre la tentation d’expliquer la pratique uniquement par la présence des logiciels d’aide.
De plus, on le voit avec ces extraits : l’envie de créer est clairement ancrée dans une pratique de consommation, en tant que joueur. C’est la tension entre fascination pour le média « jeu vidéo » et la frustration de ne jamais rencontrer le jeu parfait qui semble engager les enquêtés vers la pratique. L’amateur, c’est donc avant tout celui qui aime et qui développe un bon goût.

Les outils de création : des « jouets » ?

« RPG Maker, je dis toujours que c’est un jouet pour créer des jeux » explique un amateur lors d’un entretien.
Si tous les enquêtés ne vont pas jusque-là, ils reconnaissent tous la nature ludique de la pratique. « Si jouer c’est s’amuser, alors oui, quand je crée, je joue », résume un autre enquêté.
Et il est vrai que l’utilisateur d’un logiciel comme RPG Maker se trouvera rapidement en présence de nombreux éléments aisément interprétables comme des « marqueurs de jouabilité » (Genvo, 2011), c’est-à-dire des éléments construits culturellement comme étant ludiques. Par exemple, l’action de positionner sur la carte les éléments de la base de données ressemble particulièrement aux mécanismes des jeux de création tels que Simcity.

Le feedback immédiat donné par la machine est un des mécanismes incitant au jeu parmi les plus généralisables.
Dès qu’un petit bout de jeu est créé, on peut le lancer directement pour tester le résultat, ce qui peut parfois inciter à l’exploration des possibles, y-compris dans Unity (Roth, 2015).
Ce deuxième mouvement de balancier – cette fois de la création vers le jeu – confirme les étroites connexions entre ces deux activités. Nintendo fait, semble-t-il, le même constat lorsqu’il présente Mario Maker comme un jeu.
Qu’est-ce qu’un « bon » amateur ? La création artistique en débat

La constitution de communautés nécessite, comme dans tout espace social, la définition de normes et d’usages – et donc souvent des luttes pour la définition de ces normes.
La scène amateur n’y échappe pas et encore une fois le milieu francophone du « making » (les utilisateurs de RPG Maker) est particulièrement intéressant.

En 2006, avec la création du site Oniromancie, l’équipe a tenté de lister un ensemble des « meilleurs » jeux issus de la communauté.
Deux groupes se sont affrontés de manière telle que ce sont finalement deux « tops » qui ont vu le jour. D’un côté il y aura les « classiques » : les jeux respectant les normes du genre RPG et utilisant généralement la base de données présente dans le logiciel, de l’autre les « originaux » : les jeux plus expérimentaux, s’éloignant (parfois radicalement) du genre initial et recourant à des graphismes créés par l’amateur, pour l’occasion.

On peut y voir une façon de rejouer le débat entre les positionnements d’auteurs traditionnels (Diakopoulos, 2007) : d’une part les contributeurs (ici les classiques) qui se conçoivent comme étant ancrés dans un ensemble de textes, et de l’autre la figure romantique (ici les originaux) qui tendent à effacer l’intertextualité de leurs oeuvres au profit de la mise en avant d’une démarche individuelle et personnelle. Le débat sur Oniromancie a été assez violent pour que certains membres quittent la communauté suite à celui-ci, comme témoigne un de nos enquêtés : « On m’accusait de corrompre la [communauté], ça pesait lourd et je suis tout simplement parti, très amer. » Comme quoi le game design, ce n’est pas que du jeu.

Un continent à explorer

Ces trois exemples, qui peuvent être pensés comme des étapes successives représentant l’évolution d’une pratique tant au niveau individuel que social, suffisent, il me semble, à prouver l’intérêt de ce secteur.
Et il y a bien plus à prendre en compte, pensons par exemple à l’impact de la démocratisation des moyens de production sur l’accessibilité à la représentation vidéoludique des personnes LGBTQ6 – jusque là totalement absente du média. Laissé en friche par les universitaires et les journalistes, il s’est développé dans ce champ un ensemble de pratiques passionnantes, souvent même intrigantes, qui mettent en lumière de nouveaux modes de relation des individus à la culture, au jeu, et à l’acte créatif.

Bibliographie

Anna Anthropy, ZZT, Boss Fight Books, Los Angeles, 2014.
Nicholas Diakopoulos, Kurt Luther, Yevgeniy “Eugene” Medynskiy, Irfan Essa, Remixing Authorship: Reconfiguring the Author in Online Video Remix Culture. Georgia Tech, Technical Report, 2007.
Martin E. Roth, « At the Edge of a « Digital Area » – Locating Small-Scale Game Creation », Asiascape: Digital Asia, n°2, 2015, pp. 183-212
Sébastien Genvo, « Penser les phénomènes de « ludicisation » du numérique : pour une théorie de la jouabilité », Revue des sciences sociales, n°45, 2011, p. 70.
Damien Djaouti, « Les usines à jeu », chapitre de thèse dans Serious Game Design : considérations théoriques et techniques sur la création de jeux vidéo à vocation utilitaire, Université de Toulouse, 2011, pp. 166-199
Adrienne Shaw, « What is Video Game Culture ? », Games and Culture, n°5 (4), 2010.