Par Nicolas Ovigneur spécialiste en science et technique du jeu, consultant ludique
Défini simplement comme l’application des mécaniques du jeu à d’autres domaines, la ludification (ou « gamification » en anglais) est un terme qui s’accorde à toutes les sauces. Concept machiavélique de manipulation ou simple évolution du « bon point » de l’école ? Mot à la mode apparenté à une coquille vide ou mouvement majeur en lame de fond ? Qu’en est il vraiment ?
Mettre un peu plus de « fun » dans nos vies pour nous amuser de ce qui nous ennuie. Voila le principe de la ludification. Il s’entend dans toutes les bouches comme la recette miracle à l’usage des publicitaires, journalistes, chefs d’entreprise, enseignants, médecins, formateurs, enfants …
C’est ainsi que les professionnels de l’entreprise ont commencé à entrouvrir la porte aux merveilles qui conduirait à l’Eldorado de la motivation générale, la porte d’entrée de la boucle de l’engagement 1 . Ce concept permettrait d’augmenter l’acceptabilité des tâches les plus ingrates en s’appuyant sur la prédisposition humaine au jeu. Belle idée s’il en est. Mais attention aux dérives, tout ne peut pas être jeu.
Steffen Walz, directeur du Laboratoire du jeu et de la gamification 2 , rappelle ce qu’est un jeu…
“Les jeux demandent des espaces et des horaires définis. Ce sont des activités volontaires. Ce sont des
systèmes qui ont des règles. Ils proposent des conflits, des choix, une narration, des objectifs à accomplir pour des buts qui peut déclencher la motivation intrinsèque du joueur.”
…avant de lever les à priori sur la gamification :
“ La gamification est un mauvais terme pour une bonne idée. La gamification, ce n’est pas créer un jeu avec lequel on gagne des points comme avec une carte de fidélité. On devrait plutôt parler de “pointification” pour désigner ces jeux qui nous rémunèrent par des points.”
Le jeu est avant tout un outil d’innovation. Sa conception a pour vocation le plaisir de jouer et
l’interaction, et non le cumul de point. Il faut avant tout une connaissance accrue de son public, jouer
avec lui et préparer une stratégie afin de créer cet espace ludique dans lequel le joueur se plongera.
Les théories de la ludification
Les diverses théories de la ludification se déclinent souvent en quelques points clés. Ainsi, pour Amy Jo Kim, spécialiste des communautés en ligne et cofondatrice de la société de jeux Shuffle brain, la ludification se résume à cinq caractéristiques :
- Collectionner
- Gagner des points
- Intégrer un mécanisme de feedback
- Favoriser les échanges entre joueurs
- Permettre la personnalisation du service
Ray Wang, analyste technologique propose deux approches dans Software Insider. La première, assez classique, consiste en cinq points également :
- Intrigue
- Défi
- Récompense
- Statut
- Communauté
La seconde est plus originale. Il s’agit des sept péchés capitaux, qui pourraient être utilisés comme guide pour une “bonne pratique” de la gamification :
- Paresse (originellement entendue comme intellectuelle)
- Orgueil
- Gourmandise (originellement entendue comme la gloutonnerie)
- Luxure
- Avarice
- Colère
- Envie
Cette dernière méthode semble néanmoins très difficile à mettre en œuvre. En effet, les interprétations multiples de péchés et le décalage avec le sujet traité en font un élément délicat à manier. Vérifions ces classifications sur Habitrpg 3 , un jeux numérique dît « ludifiant » dont le but est de motiver à faire des tâches quotidiennes ou ponctuelles, à encourager les bonnes habitudes et réduire les mauvaises. Chaque action « positive » permet de gagner de l’expérience, ou des ressources qui permettent de faire évoluer son personnage, gagner des objets ou encore des animaux. Par la suite, il est même possible d’en faire commerce. Les « négatives » font perdre un niveau de vie à notre personnage (il peut donc mourir). Un système de lieu permet de rencontrer les autres joueurs. Chaque niveau gagné, en remplissant la jauge d’expérience, est l’unique moyen de faire remonter la jauge de vie, motivant ainsi fortement le joueur à valider ces tâches. Ce jeu semble très immersif et plonge le joueur dans une quête qu’il ne peut concrétiser qu’en agissant dans le réel. Selon la définition d’ Amy Jo Kim, on retrouve bien les éléments de collection de ressources, de gain de points, de retour sur ses actions (sanctionnés par un gain d’expérience ou une perte de points de vie), d’échange entre les joueurs avec les rencontres dans les différents lieux et le commerce, la possibilité de remplir ses propres tâches et l’attribution de ses récompenses personnalisable. Il en est de même pour la classification classique de Ray Wang, tout coïncide. On y retrouve tous les éléments décrits d’intrigue par la quête, de défis par la réalisation de ses objectifs, .de récompense, de statut et de communauté.
C’est pour la partie des 7 péchés capitaux que l’exercice se complique. Je n’arrive pas à trouver une trace de l’un de ces 7 éléments dans la réflexion que je porte sur ce jeu. Il existe évidemment bien d’autres classifications en fonction des professionnels qui l’utilisent et de leur secteur d’activité. Personnellement, j’ajouterai le coté immersif, qui me semble une base fondamentale pour transformer des corvées en jeu.
Ludifier sa vie
Beaucoup de jeux, notamment sur support numérique 4 , proposent sous l’égide de la ludification des défis de la vie de tous les jours proposant une accumulation de points, comme en témoigne l’article de Mathiew Shaer : « Comment j’ai « gamifié » mon quotidien » 5 . Durant 7 jours, il tente toutes les applications « gamifiantes » qui se proposent à lui. De l’amélioration de sa vie de couple à la visite de lieux en passant par les tâches ménagères ou professionnelles, toute sa vie y passe. Il admet que son expérience d’une semaine, gérée par des applications lui permettant d’acquérir des points pour chaque action qu’il faisait, lui a apporté du plaisir :
“ après tout, ces chiffres étaient la preuve de mon zèle retrouvé. ”
C’est bien là que la réflexion se pose. Pour qu’il y ait jeu, il faut avant tout que ce soit vécu comme un jeu. L’esprit ludique est la composante fondamentale du jeu, bien plus que le support. Un autre exemple de jeu en prise avec le réel, dans le milieu de l’éducation cette fois, est le jeu de rôle historique. Ce dernier met en scène les joueurs afin qu’ils revivent un moment fort de l’histoire. Cette pratique permet un apprentissage beaucoup plus efficace et une appropriation par le vécu facilitant l’implication des apprenants dans le processus éducatif. Seul bémol à ce tableau, l’aspect chronophage de la méthode qui nécessite un choix stratégique de l’enseignant sur les points à aborder de cette manière.
La ludification, propagateur de l’esprit ludique ?
Tout ceci présente finalement la ludification comme une réponse à un besoin instinctif, celui de se divertir. C’est en tout cas ce que semble confirmer le succès des jeux sur support numérique que l’on peut observer dans les transports en commun, les rues et les supermarchés. Accroché à leur boite à jeu, dans leur monde virtuel, les joueurs en viennent même à perdre leur vie de vue.
“ J’en arrive même à me cogner dans la rue ”m’a t-on dit.
C’est pour moi le signal de la limite du bien fait de ces jeux, numériques ou non. Comme pour tout, c’est l’utilisation qui détermine si une influence est bénéfique ou nuisible. J’y vois le révélateur d’une tendance générationnelle. Un mélange subtil entre la fuite du réel et l’adaptation à ce dernier qui est de plus en plus complexe (rapidité de l’information, mondialisation, sur information).
Finalement, tout peut être un jeu… Survivre à un repas chez sa belle mère comme on affronte un « boss de fin de niveau » ou encore défier les méandres de l’administration pour obtenir une attestation comme on chasse un trésor. Mais jusqu’à quel niveau est ce souhaitable ?
La limite entre le réel et le jeu est une frontière subtile et difficilement domesticable, comme l’énonce la théorie du “cercle magique 6 ” de Huizinga. Utilisée à mauvais escient, cette nouvelle composante sociétale pourrait devenir une nouvelle drogue. Le réel ne doit en aucun cas être confondu avec le moment de jeu, sinon, il n’y à plus de réel, mais surtout, il n’y a plus de jeu.
1 http://www.e-teach.ch
2 http://www.geelab.rmit.edu.au/
3 https://habitrpg.com
4 Les jeux ludifiant sur support numérique sont appelé « Jeux sérieux » ou « Serious game »
5 Courrier international Hors série Octobre-décembre 2013
6 Le cercle magique est défini comme la zone psychologique du jeu : à l’intérieur du cercle on est dans le jeu sinon on est en dehors
Sources :
http://www.elgamificator.com
http://www.internetactu.net
http://owni.fr
http://fr.wikipedia.org/