A u-delà du plaisir partagé, les jeux à règles nous apprennent à vivre ensemble, à nous confronter. Explorer la palette des relations humaines la plus large possible passe par une diversification de nos pratiques ludiques.
S’il y a effectivement des consé-quences spécifiques à certaines structures de jeux pour un même accompagnement de groupes, les « metteurs en jeu » tels les enseignants, les éducateurs, les ludothécaires, mais aussi les parents, devraient s’y intéresser de plus près.
Si l’on définit un jeu compétitif comme un jeu aboutissant à la victoire d’un joueur ou d’une équipe face aux autres, les jeux compétitifs et non-compétitifs ont-ils des effets différents sur les interactions sociales au sein d’un groupe ?
De nombreuses associations qui dénoncent notre société individualiste et élitiste promeuvent logiquement les jeux non-compétitifs et leurs valeurs solidaires. Bien que séduisant, leur positionnement militant nous apparait mal étayé et dépourvu de nuances. Nous manquons en tout cas d’observations concrètes et d’expéri-mentations pour en mesurer les effets spécifique, notamment en termes de cohésion de groupe.
Pour rappel, une meilleure cohésion d’un groupe se traduit par « une augmentation quantitative et qualitative des interactions entre les différents membres ; une plus grande efficacité du groupe dans la réalisation de ses objectifs et une plus grande interdépendance des membres entre eux ».
Description de l’étude
Cet article présente une micro-recherche menée durant un mois (12/02/2013 au 13/03/2014) auprès d’une classe de 5e année primaire : 22 élèves de 10 ans, dont 8 garçons et 14 filles, à l’école La Source à Evere (1140 Bruxelles, école « à discrimination positive ») Elle fit l’objet du travail de fin d’études de Vincent Jonckheere (cosignataire), défendu avec grande distinction à la Haute Ecole de Bruxelles, catégorie pédagogique, DeFré, en août 2013.
Questions de départ
– l’utilisation de jeux en ateliers peut-elle avoir un effet sur les interactions et le taux de cohésion d’une classe ?
– la structure relationnelle des jeux utilisés (compétitifs ou non) joue-t-elle un rôle ?
Variables indépendantes : structure relationnelle des jeux (compétitifs, associatifs, collaboratifs, coopératifs), genre, affinité pour les jeux (mécanismes, mise en jeu et implication de l’accompagnateur). Un jeu est dit « associatif » s’il ne sanctionne aucun vainqueur ou perdant, ou si les points et la victoire attribués sont tellement symboliques qu’aucun joueur n’y prête attention.
Nous appelons « solidaire », un jeu que l’on gagne ou l’on perd tous ensemble. Il est dit « coopératif » s’il octroie des rôles et/ou capacités ou informations spécifiques à chaque joueur. Il est dit « collaboratif » dans le cas contraire.
Variables dépendantes : taux de cohésion et d‘interaction du groupe-classe (élargi) ainsi que des petits groupes de jeu (5-6 enfants).
Variables neutralisées : âge, origine sociale, choix dans les sous-groupes de jeux.
Outils d’évaluation : sociométrie, questionnaire de satisfaction, observations personnelles
J.L.Moreno présente la sociométrie dès 1934, à partir des travaux qu’il a effectués dans des camps de personnes déplacées et une institution de jeunes délinquantes.
Le succès de l’approche sociométrique fut immédiat et considérable. Il résulte de la double ambition de Moreno : découvrir les fondements de la dynamique d’un groupe et se doter d’un outil de mesure de cette dynamique…
La sociométrie se pose d’emblée comme un outil à visée empirique, au service de la transformation des groupes afin de leur assurer un fonctionnement plus harmonieux ou une meilleure performance… ».
Elle vise « la découverte du niveau profond des structures de la société et le changement de la société basé sur les aspects dynamiques de ses structures », écrit Moreno (1969).
Il s’agit de mettre en évidence les causes sous-jacentes, les structures psychologiques des phénomènes sociaux manifestes.
Cet outil permettant l’étude objective des relations interpersonnelles devrait alors permettre d’intervenir et de modifier les comportements des groupes sociaux réels. (ABRIC, p.117)
Ayant pris le relais des chercheurs anglo-saxons, des francophones tels Maucorps, Maisonneuve puis Parlebas (1992), utilisent la sociométrie afin de mesurer les « manifestations primaires du comportement social chez l’enfant et chez l’adolescent » en classe ou lors de jeux sportifs traditionnels.
Les fondements de la théorie sociométrique tiennent en quelques lignes :« Les individus sont reliés par trois types de relations de base possibles : l’attirance (la sympathie), la répulsion (l’antipathie) et l’indif-férence. Ces relations sont conscientes et peuvent être verbalisées, à condition de trouver un mode de questionnement adéquat : ce sera le test sociométrique ».
Dans notre cas, « avec qui souhaites-tu jouer » ? « Avec qui ne souhaites tu pas trop jouer » ? « Avec qui cela t’est égal de jouer » ?
Un individu et l’ensemble des liens affectifs (que Moreno appelle « télés »), positifs et négatifs, qui l’unit aux autres dans une situation donnée forment l’ «atome social ». C’est le noyau de relations qui s’est constitué autour d’une personne.
Et ce sont les combinaisons d’atomes sociaux qui forment les structures sociales.
Leurs représentations graphiques, ou sociogrammes, permettent une vue d’ensemble des relations sociales au sein d’un groupe donné. On peut en outre identifier les personnalités populaires, rejetées ou isolées et calculer le taux de cohésion (choix positifs / choix possibles) ou d’inter-actions (choix positifs et rejets / choix possibles) de ce groupe.
Afin de tenter de répondre à nos questions de départ, un test sociométrique identique a été effectué avant et après l’ensemble des trois séances de jeu de 2 heures, au cours desquelles les mêmes ateliers ont été constitués.
Résultats globaux
Même si l’on manque de points de comparaison récents, la sociométrie révèle une cohésion de classe assez faible (moins de 40 %). A titre d’exemple, nous présentons en p. 8 le sociogramme des rejets avant d’avoir joué (en début d’expéri-mentation).
Certaines tensions peuvent effec-tivement être observées. Ainsi, il y a 5 personnes largement rejetées au sein de la classe soient (Ada, May, Mir, Sou et Ani), soit autant que de personnes populaires (visibles, quant à elles, sur le sociogramme des choix positifs reçus).
A cela, il faut ajouter, que malgré un taux d’interactions supérieur à 65 %, 6 personnes laissent indifférents près de la moitié (9 au moins) de leurs condisciples (Ikr, lar, Fél, Oma, Aud, Oum) ce qui a tendance à les isoler du groupe.
Les enfants ont été répartis en 4 petits sous-groupes (5 à 6 par jeu), consti-tués de manière la plus hétérogène possible (mixité de genre, de popularité, de relations positives et rejets,…), afin d’isoler au mieux l’effet de la structure relationnelle des jeux, différente pour chaque sous-groupe, et faisant l’objet de notre deuxième question de départ.
Après 3 semaines d’expérimentation, l’analyse sociométrique révèle de nombreux changements d’affinités, soit 137, ce qui confirme la volatilité des rapports humains à 10 ans.
Quant à notre première question de départ, l’effet global des séances de jeux : au final, une amélioration de 2% à la fois du taux de cohésion (37 à 39 %) et d’interaction (66 à 68 %) de classe se révèle trop faible pour être réellement significative.
Si nous gardons 5 personnes majoritairement rejetées après l’expé-rience, il y a toutefois une personne populaire en plus et surtout 3 personnes isolées en moins (voir le sociogramme page 9).
Un autre signe d’une tension globale en baisse est la réciprocité des choix positifs, qui augmente largement (de 84 à 100), entre le début et la fin de l’expérimentation, alors que la réciprocité des rejets émis tombe (de 54 à 40) au cours de cette période.
Effets dans les différents groupes de jeux
En petits groupes, bien que l’outil sociométrique soit moins pertinent, les résultats suggèrent par ailleurs que les effets des jeux non-compétitifs ne sont pas nécessairement plus positifs que ceux des jeux compétitifs. Pour une cohésion similaire au départ, on observe effectivement un effet positif sur le groupe ayant joué aux jeux compétitifs et négatif sur le groupe ayant joué aux jeux coopératifs. Notons que les cohésions de groupe sont stationnaires dans le cas des autres jeux non-compétitifs (asso-ciatifs et collaboratifs), ce qui semble confirmer l’intérêt de différencier ces jeux des jeux coopératifs.
Il faut rester prudent, non seulement par la portée limitée de cette expérimentation sur un effectif de 22 enfants et l’absence de groupe témoin, mais ici plus encore parce que les changements d’affinités constatés au sein du groupe-classe ne sont internes aux groupes jeux (enfants qui ont effectivement joué ensemble) qu’à concurrence de 22%.
Après les séances d’ateliers ludiques, nous avions mené une petite enquête de satisfaction à l’égard des jeux proposés. L’appréciation des jeux proposés peut dépendre de la structure relationnelle du jeu ; cependant, dans ce cas-ci, aucun des 4 types de jeux n’a été unanimement apprécié ou rejeté par les enfants, ce qui neutralise cette variable.
Notons les préférences exprimées au sein de chaque catégorie, respecti-vement compétitive, coopérative, associative et collaborative : Abalone est préféré à Crazy Circus (vs Maniki) ; Brin de jasette à Comédia ; Hanabi au Crayon Coopératif et Merlin Zinzin à un puzzle.
Les justifications sont diverses, les plus récurrentes étant : la nature et l’intensité de la compétition (ce qui suggère différents types de jeux compétitifs), le caractère dynamique du jeu (non répétitif), le contexte (bruit), la difficulté du défi (et la possibilité de tricher pour s’en sortir).
Chaque jeu est différent et de même, potentiellement, chaque situation de jeu, chaque mise en jeu. Lors de notre expérimentation, la situation et la mise en jeu étaient identiques (ateliers parallèles dans un même local, jeux expliqués mais non dirigés, donc accompagnement de type « donner à jouer » plus que « faire jouer »).
Notre expérimentation confirme une hypothèse déjà constatée à maintes reprises : les représentations de genre au sein du groupe-classe sont d’ores et déjà forts présentes à 10 ans et constituent l’un des critères prépondérants des choix d’affinités. Cependant, les jeux en ateliers mixtes (petits groupes), quels qu’ils soient, ont permis de les diminuer quelque peu. Un effet encourageant s’il devait se confirmer à la lumière d’études similaires.
Ainsi, avant l’expérimentation, seuls 36 % des choix positifs (47/178) concernaient l’autre sexe, pour 62% des rejets (83/134) et 51 % d’indifférence (69/135).[1]
Ces proportions passent respecti-vement à 39% (55/177), 61% (74/122) et 55% (66/119).
Enfin, une fille identifie les jeux compétitifs comme étant étiquetés « garçon », mais, globalement, les filles interrogées ne les aiment ni plus ni moins que les garçons.
Conclusions
(Faire) jouer, en classe comme ailleurs, est intéressant car cela permet de diversifier ses expériences sociales, et aide à la socialisation des enfants de 10 ans.
Après avoir à peu près apprivoisé les jeux à règles, les enfants en découvrent d’autres facettes.
Que ce soit pour l’effet global (peu significatif) d’ateliers de jeux, ou pour les effets respectifs des jeux compétitifs (ou non) en terme de taux de cohésion de classe, les résultats engrangés doivent surtout susciter d’autres expérimentations, préludes, pourquoi pas, à une recherche à plus grande échelle.
Quoique d’un abord rebutant et d’une première utilisation fastidieuse, nous pouvons également confirmer la grande richesse de l’outil sociométrique. Une telle approche quantitative complète des observations qualitatives, mais ne s’y substitue pas.
A l’avenir, il serait notamment intéressant de prendre comme variables : l’âge, l’hétérogénéité sociale et culturelle des membres du groupe. Mais également de poursuivre les investigations en ce qui concerne l’effet des différentes structures relationnelles des jeux joués : compétitifs ou non compétitifs (associatif, solidaires, coopératifs ou solidaires collaboratifs).
Et notamment de différencier différents types de jeux compétitifs (individuels, équipes connues préétablies, tous contre un, équipes cachées ou évolutives, semi-coopératifs, …). Enfin les effets désinhibant, des jeux, quels qu’ils soient, au sein des groupes mixtes sont encourageants ; encore faudrait-il les confirmer, voire dégager une hypothétique valeur ajoutée des jeux par rapport à d’autres activités mixtes.
[1]Les filles sont notées en rouge et les garçons en noir dans le sociogramme dans la version sur site de cet article
Auteurs
Vincent Jonckheere
Diplômé de l’enseignement supérieur pédagogique
Michel Van Langendonckt
Maître-assistant à la HE de Bruxelles – Defré
Professeur invité à la HE Paul-Henri Spaak
Bibliographie
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