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Le jeu est un moyen universel de toucher toutes les franges de la population sans distinction de quelque nature que ce soit. Sa capacité à positionner les joueurs comme égaux face à la règle qui est identique pour chacun en fait un fabuleux vecteur de liens et d’échanges.
Nous allons ici nous intéresser à un public qui ne cesse de croître malgré les efforts de nombreuses associations et des pouvoirs publics : le public précarisé

Tout d’abord, il convient de définir la précarité et ses interactions avec le secteur ludique. Ce que l’on entend par « précaire » est évidement à relativiser, puisqu’une personne précarisée est définie en fonction du cadre sociétal dans lequel elle se situe. Cette nuance étant établie, nous observons qu’un milieu précaire est un milieu où la stabilité, la sécurité et la régularité n’est pas un état de fait. D’ailleurs, il est important de noter qu’un milieu précaire est parfois sujet à une certaine forme de pauvreté financière ou du moins à une forme de manque de stabilité financière.

La rencontre entre un milieu précaire et le secteur ludique va mener à de multiples aspects.
Dans un premier temps, on remarque que le jeu est vecteur d’une très grande organisation, encadrant aisément l’instabilité à laquelle on est confronté un milieu précaire. Ce cadre est renforcé par celui que la ludothèque ou qu’une animation ludique impose. La mise en exergue de ce paramètre permet de gommer une des caractéristiques du public et ainsi d’atténuer le décalage moral potentiel.
Dans un second temps, le jeu de société crée des interactions entre les personnes. Le jeu coopératif par exemple permet de dynamiser un groupe selon des objectifs socio-pédagogiques. Ces objectifs sont multiples, puisqu’ils tendent à s’orienter vers une citoyenneté active et responsable. Parmi ceux-ci, on retrouve également l’auto-responsabilité, la solidarité et l’ouverture à l’autre.  Le jeu d’ambiance, récréatif quant à lui, offre une atmosphère plaisante et détendue, entremêlant amusement et convivialité.  Le plaisir est vecteur d’apprentissage et malgré son étiquette de « récréatif », le jeu d’ambiance apportera énormément de pistes de réflexion.  Le jeu de stratégie et de placement peut quant à lui développer une concentration, des outils de réflexion, des constructions de différentes opérations mentales.  Comme on le voit, chaque type de jeu a des réponses à donner, selon les objectifs que l’on veut atteindre.

Il est important de créer différents ponts solides pour créer une rencontre entre le jeu et le joueur. Nous devons tenir compte de plusieurs éléments tels que le matériel du jeu, l’encadrement, l’ambiance, le temps de jeu et de son animation.
Le matériel constituant le jeu est la première chose à laquelle vont être confrontés les joueurs.  Sa découverte et son appréhension par le joueur font naître une relation avec le jeu. Parfois, la découverte d’un nouveau jeu est perçue comme un présent, un cadeau. Le regard et l’ambiance qui montent pendant le déballage permet d’amener une cohésion de groupe, construite autour du jeu, tout en lui témoignant de la bienveillance. Ce moment rempli d’émotions crée un respect du matériel, rendu « sacré ».

L’encadrement est le second pont. Pour cadrer un public précaire, il faut apporter une structure, offrir un cadre où les différents objectifs socio-culturels peuvent être développés. La stabilité du jeu canalise les différentes adversités que la précarité peut opposer à cette rencontre. Mais le jeu ne fait pas tout et il est important d’avoir un personnel encadrant rompu à ce public un peu particulier.
En outre, la mise en place de projets ludiques tels que les animations en ludothèques, les soirées jeux, etc. entraînent une toile structurelle, permettant aux néophytes de sortir du « non-jeu ».

L’ambiance de ces animations est très importante, car toute personne qui s’ennuie, une ambiance lourde ou morne rendra les choses plus difficiles. C’est là que la place de l’animateur ludique est la plus importante, avec cette double action entre le choix des jeux et l’animation à proprement parler. J’entends par là savoir adapter le jeu à son public et à ses désirs cachés et présenter là règle afin d’immerger les joueurs dans un nouveau monde aux règles différentes. Cette ambiance dépend notamment du choix des jeux, de leur durée, etc. Il est donc très important de bien réfléchir aux jeux mis à disposition d’un public plus défavorisé pour ne pas rompre la relation jeu et joueur.
Les publics défavorisés souffrent bien souvent d’une stigmatisation qui les place dans un paradoxe entre la dévalorisation et la revanche.

Proposer un jeu complexe dés le début ne sera pas un choix judicieux. Comme pour tous les publics, il faut établir les besoins et les capacités de celui-ci. Mais souvent, dans le cas d’un public défavorisé, les jeux ayant le plus de succès seront les jeux simples, très rapides voire instantanés. Pour éviter que les joueurs trouvent le temps long, l’animation doit être rapide et simple, pleine d’authenticité, sans oublier la mise en place d’une continuité entre l’activité et ses objectifs. Par ailleurs, le langage doit aussi s’adapter aux grilles de compréhension, non pas en infantilisant et en réduisant l’intellect des joueurs, mais bien en les prenant pour ce qu’ils sont : des joueurs comme les autres, souvent débutants.

En conclusion, l’approche globale de cette relation est possible grâce aux différents outils de structure qu’offrent les jeux de société et ses représentants. L’initiation d’un public souffrant d’un manque de structure et de stabilité peut se faire au quotidien, au gré des animations proposées par les ludothèques, les clubs, les ASBL, les projets coopératifs…
L’accès au jeu, sa gratuité sont d’une importance capitale pour les publics fragilisés, qui autrement n’auraient peut-être pas eu l’idée de passer les portes de tels lieux. Disposer de nouveaux outils matériels et organisationnels (jeux, locaux, animateurs rémunérés) est essentiel à l’élaboration d’une toile soutenant les projets ludiques, partant du particulier pour arriver au global. Les personnes qualifiées et motivées pour soutenir ces projets sont la clef de voûte pour parvenir à ce développement. Ces projets sont déjà en route… Émissions de radio, cursus universitaire à l’Institut De Fré, ludothèques spécialisées et dynamiques… Le mouvement est déjà en marche. Comme exemple, voici l’expérience d’un ludothécaire itinérant parti en Amérique Latine à la rencontre de l’autre :

Témoignage

Malheureusement, les publics défavorisés sont légions, pas seulement en Belgique.
A l’autre bout du monde, à Cordoba, en Argentine, existe un centre de santé au milieu d’un quartier en difficulté sociale. Afin d’encourager les habitant à venir le fréquenter le site, les autorités locales ont décidé d’installer au centre de celui-ci une ludothèque-bibliothèque pour les enfants du quartier. Voici le récit de 5 jours d’un atelier « Fabrication de jeux en matériel recyclé » au sein de cette structure.

Le premier jour, les enfants arrivent au compte-goutte. Ils ont beaucoup de liberté et viennent un peu quand ils le souhaitent. Ils ont entre 6 et 12 ans et nous regardent avec de grands yeux…
Nous sommes de véritables bêtes curieuses, venues du bout du monde, avec un accent étrange, scrutées sous tous les angles.

N’étant pas tous au courant de notre venue, ils s’étonnent de nous voir présenter des jeux d’auteurs du vieux continent qu’ils appellent « le premier monde ». On sent tout de suite dans cette expression le poids du passé colonial et la vision édulcorée qui peut ressortir de l’apriori de l’occident.
Nous voilà lancés dans des parties endiablées de Dooble, de Pippo, de Jungle speed pour la plus grande joie de tous. Il y a une forte cohésion et un esprit d’entraide fabuleux. Les plus forts expliquent aux plus faibles, ce qui nous est d’une aide précieuse vu notre niveau d’espagnol.
Après une explication des raisons de notre présence et de nos ambitions, nous leur donnons une grande mission : pour fabriquer les jeux, ils doivent trouver des branches, des graines, des cailloux de même taille, du carton, des bouchons, des capsules, du carton propre… Bref, tous les matériaux nécessaires pour pouvoir organiser la fabrication de nos jeux. La chasse (aux trésors) est ouverte !

Dès le lendemain, nous sommes accueillis par une horde de têtes brunes en furie qui nous attend à la sortie du bus, pour nous montrer le résultat de leurs fantastiques trouvailles de la veille. Nous décidons, avec les animatrices du lieu, de répartir les enfants en groupes par âge, afin de leur proposer des jeux adaptés.  L’idée est que chacun fabrique son propre jeu, qu’il pourra garder chez lui. Nous construisons également un jeu surdimensionné qui restera à la ludothèque. Notre choix se porte sur des jeux du monde traditionnels afin d’apporter une dimension supplémentaire à la curiosité des participants.  Au programme : un Puluc (Amérique centrale), un Patol (Mexique), un jeu de la hyène (Soudan), un Awalé (Cote d’Ivoire), un Targui (Sahara) et un petit moulin (France). Chacun des lieux est présenté sur une carte du monde aux enfants, qui ne cachent pas leur surprise. Ces 3 jours de fabrication donnent lieu à la production de véritables œuvres d’art, qui enchantent les artistes au plus haut point. Ils arrivent chaque jour un peu plus enthousiastes et motivés.

La dernière journée est consacrée à la présentation par les enfants de leurs jeux habituels préférés. Nous jouons donc les élèves, devant un groupe d’une trentaine de professeurs tous plus euphoriques les uns que les autres. Les différentes façons de jouer aux billes, le traditionnel élastique et une quantité de jeux d’attrapes impressionnantes sont animés avec ferveur. Mais nous ne sommes pas au bout de nos surprises. Avec la participation des parents, les enfants nous ont organisé une petite fête pour nous remercier de notre passage. Nous sommes même gâtés par de nombreux cadeaux de tous et des témoignages poignants de sympathie.

Cette étape nous permet de toucher du doigt les difficultés de ce type de public. En discutant avec les adultes, nous nous rendons compte de la réalité qu’ils vivent au quotidien. Les maisons sont construites sans préavis et sont faite de tôle et de morceau de bois, seules ressources à disposition à la hauteur de leurs bourses. Les rues grandissent ainsi au fil du temps sans même de nom, ce qui ne permet pas aux habitants de trouver du travail car ils n’ont pas d’adresse. Ils sont contraints de travailler dans la clandestinité, le trafic de stupéfiants et la prostitution pour subvenir aux besoins de leur famille. C’est avec beaucoup d’émotion que nous prenons conscience de leur réalité.

Finalement pris à notre propre jeu, nous amenions un moment de partage. Mais ce sont eux, pourtant démunis, qui nous ont apporté la richesse.