Sylvie Van Lint – Muguerza
CRSE, ULB
Maître assistant HEB et Galilée
Comité de lecture des Cahiers de LUDO
Article également paru ce mois de décembre dans la revue « Drogues Santé Prévention » n°70 de Prospective Jeunesse asbl.
Tout le monde s’accorde pour approuver les propos de Jean Château (1979) : « le jeu est le travail de l’enfant ». Que ce soit au niveau du développement de ses habiletés psychomotrices (par la manipulation de hochets ou l’emboitement de cubes), de ses capacités langagières (par les premiers jeux symboliques où il interprète les scènes de la vie quotidienne) voire même de son développement affectif à travers les objets transitionnels (doudous, poupées) ou de ses aptitudes relationnelles (le jeu de la marchande ou le jeu de billes sont les premiers jeux de règles à travers lesquels l’enfant rencontre les autres), le jeu engage l’enfant sur un chemin de découvertes.
A travers ces activités, il suffit d’observer un enfant pour se rendre compte que le jeu est plaisir et, à cet âge, personne n’a l’idée de remettre cela en question…
Cependant, dès l’entrée à l’école, même dite « maternelle », l’enfant devenu élève, apprend, le plus souvent à ses dépens, qu’il y a un temps pour jouer et un temps pour travailler. Si la plupart s’y soumettent, persuadés que cela concourt à la promotion tant attendue « devenir grand », d’autres sont moins pressés et rechignent à se soumettre à ce diktat.
Et pourtant, cette opposition entre jeu et travail existe-t-elle vraiment ? A-t-elle un sens pour l’être en perpétuel développement qu’est l’humain, se justifie-t-elle en termes d’apprentissage ?
Freud (1909) affirmait « l’opposé du jeu n’est pas le sérieux mais la réalité. » L’enfant ne joue pas pour se « distraire », se soustraire à d’autres activités, faire une pause : à travers le jeu, il joue la réalité comme dans un théâtre, il la répète, « pour de faux », un peu comme un film qu’on va revoir plusieurs fois, un livre qu’on a plaisir à reprendre.
Tentons de reprendre, une à une, les caractéristiques fondamentales du jeu, telles que définies par Brougère (2005) afin d’analyser en quoi cette activité consiste et la mettre en perspective avec l’acte d’apprendre.
Si le terme « jeu » recouvre des activités très diverses, il semble qu’une première caractéristique de cette activité soit sa futilité, sa frivolité. Cette première caractéristique déjà semble opposer le jeu à toute activité sérieuse comme le travail ou l’apprentissage scolaire. Pourtant, la frivolité du jeu correspond à l’idée d’absence de conséquence de cette activité sur la réalité, sur la vie quotidienne. Le jeu n’est pas sérieux parce qu’il ne me condamnera pas, parce que je pourrai recommencer à l’envi, parce qu’il n’aura pas d’effet sur ma vie, parce que c’est … « pour du beurre ». Quelle sécurité de savoir que je peux oser sans risquer, aucun bic rouge à l’horizon. Le jeu est un espace protégé dégagé de toute conséquence sur mon quotidien. N’est-ce pas précisément ce qui me permet de m’engager sans peur, de me lancer dans divers essais et erreurs ? Historiquement, l’école est également un espace/temps hors des contraintes du réel où l’élève peut apprendre sans être soumis aux exigences d’efficacité de la sphère sociale, aux urgences du besoin.
La décision est la deuxième caractéristique de l’activité ludique. Dès le début du jeu, le joueur est pris dans une succession de décisions à prendre en interaction avec les autres. A chaque tour, le joueur d’échec ne pourra se soustraire à choisir une pièce et l’avancer dans une direction choisie par lui seul ou proposer des coordonnées précises pour tenter de « toucher » un bateau dans la Bataille navale. Ces prises de décision multiples, preuves de l’engagement actif et continu du joueur ne correspondent-elles pas au Graal de l’élève « intellectuellement actif ? N’est-ce pas le rêve de tout enseignant, tout éducateur ? Ces décisions personnelles sont exercices de liberté. En effet, dans le jeu, les limites sont explicites : les règles du jeu d’une part, distinguent ce qui est autorisé de ce qui ne l’est pas et définissent, d’autre part, l’objectif du jeu. Le joueur se doit d’inventer une action qui lui permette d’atteindre l’objectif tout en restant dans le cadre balisé par les règles du jeu. Toute action qui contrevient aux règles met directement le joueur « hors (du) jeu » car autant la règle est totalement librement consentie, autant elle est impérative. Il convient donc d’exercer sa liberté d’action de manière autorisée, « le jeu est l’invention d’une liberté par et dans une légalité » (Duflo, 1997). Le jeu impose donc au joueur un engagement personnel dans l’action par les prises de décisions multiples : qu’espérer de plus pour l’apprentissage ?
L’incertitude fondamentale est également caractéristique du jeu. Même dans les jeux qui ne relèvent pas du hasard, la richesse des combinaisons possibles entre les situations de jeux et les actions des différents joueurs, a pour résultante des possibilités d’actions presqu’innombrables. Le joueur se trouve toujours face à un défi qui requiert concentration et engagement personnel. Cette particularité exige d’allier forces mentale et affective : le joueur doit maintenir son niveau d’intérêt et de réflexion tout en gardant confiance et maitrise de soi dans l’investissement de l’attention. Par cette caractéristique, le jeu n’est jamais automatisme, il exige toujours, de la part du joueur, analyse et réflexion avant l’action. Un parallèle peut ainsi être fait avec la compétence dans le sens du nouvel attendu scolaire. La compétence scolaire exige la mobilisation des ressources apprises (savoirs et savoir-faire acquis) dans la réalisation de tâches. Tout comme le joueur ne peut anticiper toutes les possibilités d’un jeu, l’élève ne peut pas être préparé à toutes les tâches imaginables que ses savoirs et savoir-faire peuvent lui permettre de réaliser. Se montrer compétent est un défi permanent, tout comme le jeu.
Le second degré est une aussi une particularité du jeu. Le jeu engage le joueur à s’abstraire de la réalité, il l’engage dans un espace fictif signalé par le « conditionnel ludique » bien connu : « on disait que ». Cependant, cette abstraction n’est pas une fuite ou une échappée quelconque, nous y voyons plutôt la définition d’un espace protégé, ni tout-à-fait extérieur et étranger à soi, ni tout-à-fait intérieur et personnel. Le jeu nous invite dans un espace particulier, proche de la définition de l’espace transitionnel de D. Winnicott. L’espace transitionnel (ou potentiel) est défini par cet auteur dans la continuité de l’objet transitionnel du petit enfant (doudou), il est à l’origine de la capacité à symboliser le monde, à prendre une distance par rapport à lui, et permet, à terme, l’expérience culturelle. Winnicott identifie cet espace intermédiaire à la capacité de s’impliquer personnellement dans une activité créative dans les arts, la religion, l’imaginaire mais également dans l’activité scientifique. L’espace transitionnel permet un processus dynamique qui consiste à considérer ce qui existe dans le monde tout en inventant constamment un cadre, une utilisation, une interprétation de ce « déjà là ». L’espace transitionnel mène à tester la réalité mais aussi la symboliser, à en construire le sens. Le jeu a donc un potentiel de distanciation par rapport à la réalité. On notera que ce potentiel est action personnelle, elle nécessite un engagement intentionnel. La mission de l’école est d’apporter à l’élève différentes lectures, le munir des « lunettes » des différentes disciplines pour comprendre et interpréter le monde. Mais c’est l’élève qui choisira d’utiliser l’une ou l’autre paire dans les situations précises qu’il rencontrera. Dans le jeu, comme dans toute expérience culturelle, le joueur est amené à construire le sens, à interpréter les choses en s’aidant de cadres d’analyse. Tout comme l’école veut former un citoyen libre et responsable, capable de comprendre le monde qui l’entoure grâce aux savoirs qu’il a su s’approprier.
Enfin, last but not least, la règle définit les conditions d’existence du jeu. En effet, c’est la règle qui crée la possibilité même du jeu. Il n’y a pas de football tout comme il n’y a pas de jeu d’échecs sans les règles du jeu. Seule la présence de la règle va permettre de différencier un combat de rue … de la boxe. Dans le jeu, on ne fait pas ce qu’on veut ! Le non-respect des règles a pour conséquence immédiate l’impossibilité de jouer : imaginez deux ballons sur un même terrain de football ! La règle du jeu définit le cadre dans lequel l’action sera recréée à chaque partie. Nous faisons un parallèle entre les règles du jeu et les savoirs et savoir-faire appris à l’école. En effet, ceux-ci représentent les règles qu’elles soient règles de grammaire et d’orthographe, cadre d’analyse utilisé en histoire, en géographie ou en sciences ou encore règles de calcul du périmètre ou du volume… Ces règles ne sont pas une fin en soi mais leur maîtrise est indispensable pour pouvoir … « jouer » c’est-à-dire, dans le cadre scolaire, comprendre et agir dans la société.
Cette définition en cinq caractéristiques pose question à l’éducateur : en effet, elles placent le jeu aux antipodes d’une absence de contraintes, d’une créativité gratuite.
Le sérieux avec lequel les joueurs de tous âges s’appliquent, se concentrent sur leurs jeux en sont bien la preuve. Et la durée de l’attention – concentration des joueurs, même en bas âge, interroge l’enseignant aux prises quotidiennement avec des élèves si vite dissipés.
Faut-il en conclure que le jeu est d’office pédagogique ?
Le jeu, tel que défini ici, permet au joueur de s’approprier des règles données et de construire sa propre conduite dans le respect de celles-ci. Cette expérience nous paraît primordiale tant pour l’apprentissage de la vie sociale que pour l’apprentissage scolaire. Cependant, aucun apprentissage ne se fait aux dépens de l’individu. Il conviendra de rendre conscient cet apprentissage, de mettre des mots sur ce qui est « en jeu » afin que chaque joueur puisse, consciemment, adopter cette attitude dans toutes les sphères de sa vie humaine.
Faut-il comprendre qu’il suffirait de jouer à l’école pour que les maux de celle-ci s’envolent ?
Il nous semble que les cinq caractéristiques du jeu sont applicables à l’apprentissage scolaire à savoir l’espace protégé qui me permet d’oser sans risquer, la responsabilité de la décision, le défi de l’incertitude, le second degré qui me plonge dans une autre manière de faire et d’être et enfin, le respect de règles prédéfinies.
Cependant ces particularités peuvent exister en dehors d’un jeu et il serait aussi lassant qu’exigeant de ne faire que ça à l’école !
De plus, comme nous venons de le souligner, jouer ne suffit pas. Henriot (1989, p.256) nous met en garde : il s’agit d’acquérir ce qu’il appelle la « conduite ludique », la conscience du fait qu’on est en train de jouer : seule la distance établie par le joueur entre ce qu’il fait et le fait de le faire par jeu, ce survol et ce contrôle de soi permet de caractériser de manière strictement subjective la conduite que l’on qualifie de ludique » (Henriot, 1989, p. 256). Cette distanciation entraîne une duplicité puisque le joueur est amené à se dédoubler, à se voir en train de jouer. « Il le fait en jouant ; il joue en le faisant ». Il n’est plus seulement agent : il se sait acteur » (Henriot, 1983, p. 82). La tâche de l’élève à l’école aussi relève d’une forme de duplicité puisque tout en effectuant les activités requises par le maître, il doit déceler le savoir, saisir le savoir-faire que ces exercices lui permettront d’acquérir.
A travers cet article, nous avons voulu approcher le jeu à travers le prisme de l’apprentissage. Il existe évidemment bien d’autres angles d’analyse. Cependant, à une époque où l’enseignement et la forme scolaire semblent mis à mal tant par la difficulté et le décrochage scolaires que par les défis du monde de demain, il nous a semblé intéressant d’interroger l’activité ludique dans ses rapports avec l’apprentissage scolaire.
Bibliographie
Brougère G. (2005). Jouer/Apprendre, Paris, Economica- Anthropos.
Château, J. (1979).
Le jeu de l’enfant après trois ans, sa nature, sa discipline. Introduction à la
pédagogie. Vrin.
Duflo, C. (1997) Jouer et philosopher. PUF
Freud, S. (1909) « Der Dichter und das Phantasieren », Gesammelte Werke, t. 7, p. 214,
traduction Féron B. « Le créateur littéraire et la fantaisie », L’inquiétante
étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, 1985, p. 34.
Henriot J. (1983), Le jeu [1969], Paris, Synonyme.
Henriot J. (1989). Sous couleur de jouer. Paris. J.
Winnicott, D. W. (1975). Jeu et réalité : l’espace potentiel, Paris, Gallimard.Duflo (1997)