Dans ce best-seller américain, les règles sont celles de la séduction et des codes de l’aristocratie de Manhattan, mais Sylvie Van Lint nous promet beaucoup mieux…
Sylvie Van Lint – Muguerza
CRSE, ULB
Maître assistant HEB et Galilée
Comité de lecture des Cahiers de LUDO
Où en sommes-nous, adultes d’aujourd’hui, dans notre rapport à la règle? Une observation rapide et, presque anodine, force la réflexion : fraude dans le tram, exode fiscal, matchs truqués, excès de vitesse, travail au noir, photocopies privées faites au bureau, pots de vin, dopage dans les compétitions sportives, copions et antisèches à l’école, détecteur de radar… Bien sûr « ce n’est pas si grave », « tout le monde le fait », « ce n’est pas pour une fois » et puis, « personne ne le saura » ! Nous nous montrons assez indulgents envers nous -mêmes. Et pourtant, il faut bien constater qu’il s’agit là d’un phénomène de société et qu’aucun secteur n’est épargné : sport, justice, éducation, mais aussi système bancaire, système politique voire même … l’orthographe ! Notre rapport à l’autorité de la règle semble de plus en plus remis en cause par nos comportements quotidiens.
Mais qu’est-ce que l’autorité ? Plusieurs philosophes ont étudié la question. Arendt (2007) la définit comme une « relation hiérarchique dans laquelle les protagonistes sont d’accord pour se situer dans une position fixée d’avance dans laquelle il est considéré comme légitime que l’un obéisse à ce que l’autre commande ». Kojève (2004) affirme qu’au sein de cette relation « tout deux agissent de manière libre et consciente ». Gadamer (1996) insiste sur le fait que l’autorité « n’a rien à voir avec l’obéissance aveugle à un ordre donné, à une soumission – abdication de la raison. Pour qu’il y ait autorité, il faut reconnaissance et acceptation. » Nous retiendrons que l’autorité est quelque chose qui se vit au sein d’une relation librement consentie en tant qu’acte de raison. L’autorité de la règle est un droit de commander reconnu par ceux qui s’y soumettent car ils en admettent la légitimité. Ces définitions ne parlent pas de rapport de force, de contrainte, de diktat. Pourquoi alors tant de fraudes en tous genres ? La légitimité des règles de notre vie quotidienne ne serait-elle pas reconnue ?
Un petit détour par le jeu nous semble propice à l’approfondissement de cette réflexion. Dans le jeu dit « de société », chacun se soumet à des règles imaginaires « pour le plaisir » ! Ajoutons que celui qui ne s’y soumet pas ou commet une incartade est déclaré « hors-jeu ». Quel plaisir peut-il y avoir à se soumettre volontairement à des règles fictives alors que, chaque jour, nous commettons tous, plus ou moins consciemment, des infractions aux règles réelles que la société à laquelle nous appartenons a édictées de manière démocratique ? Ce paradoxe paraît d’autant plus complexe quand on connaît la recrudescence des jeux de société pour adultes, des clubs de jeux, soirées jeux et autres « gamers » en tous genres.
Que fait le joueur ? D’où tire-t-il son plaisir ?
En relation avec des partenaires, le joueur s’immerge dans une situation fictive où volontairement il respecte des règles d’actions particulières. On retrouve bien, dans cette activité spécifique qu’est le jeu, les caractéristiques de l’autorité mises en évidence par les philosophes ci-avant. Quelle différence alors entre les règles de la société civile et celles de la société… ludique ?
Une première hypothèse est l’objectif personnel du joueur. En effet, chaque partenaire s’engage volontairement dans la partie avec l’intention de gagner, remporter la victoire avec ou contre les autres joueurs, selon le type de jeu. Jeux de coopération ou de compétition, tous deux existent sur le marché du jeu adulte ; la compétition ne semble donc pas le moteur du plaisir ludique. De plus, tout citoyen est également engagé dans la vie avec l’objectif de s’y insérer de manière positive, de « gagner » sa vie.
Une seconde hypothèse s’impose : seraient-ce les règles du jeu qui attisent le plaisir du joueur ? À l’observation, il apparaît effectivement que l’intérêt des protagonistes provient de l’usage personnel des règles : combinaisons inattendues de plusieurs règles, interactions particulières entre une situation ponctuelle et une règle, on parle de la stratégie du joueur.
Faut-il en conclure que c’est avec les règles que le joueur joue ? Peut-on jouer avec les règles ? Jusque vers l’âge de 8 ans, les travaux de Piaget (1964) ont montré que les enfants ne s’autorisent absolument pas d’interroger la règle : immuable voire immanente, la règle est sacrée même s’ils ne la respectent pas de manière très rigoureuse à cet âge-là. Ensuite, l’enfant accède à l’idée que la règle est consensus collectif et peut donc être revue si tous l’admettent. À partir de ce moment, le respect de la règle est soumis à une attention et un contrôle collectif constants. Mais dans le jeu de société, il n’est ni question de revoir la règle, de l’adapter, ni d’envisager de ne pas s’y soumettre : pourquoi s’engager volontairement dans un jeu de règles pour tenter d’y échapper ? Il semble donc que le comportement du joueur diffère de celui du citoyen alors même qu’il s’agit, bien souvent, de la même personne. Pourquoi le citoyen que nous sommes se soustrait aux règles de la société dès que l’occasion se présente et que, dans un jeu, cette même personne se soumet volontairement, avec plaisir, à des règles qui contraignent son action ?
Serait-ce la « futilité » du jeu qui éloigne le joueur des contingences de la réalité et lui permet ainsi d’accéder à un comportement conforme à ce que la société attend de lui ? L’issue du jeu n’a aucune conséquence pour le joueur : qu’il perde ou gagne, aucune suite ne s’en suivra dans la réalité. Il n’y aura pas d’amende, pas de retrait de permis, pas de punition, ni même de bic rouge. Et pourtant, c’est dans ces conditions-là que la personne semble le plus enclin au respect scrupuleux des règles… Toutefois, tout le monde s’accordera pour reconnaître que l’absence de conséquence ne résoudra pas nos problèmes d’incivisme quotidiens.
Une troisième hypothèse réside dans ce que Duflo appelle la légaliberté ou la liberté ludique.
« Le jeu est l’invention d’une liberté dans et par une légalité » (Duflo, 1997, p.57).
Duflo souligne le fait que dans le jeu, chaque joueur explore l’espace de liberté, la marge de manœuvre, la latitude créée grâce aux règles. Ainsi, l’engagement dans un jeu de société serait quête de liberté personnelle à travers des règles bien précises.
« Les règles du jeu créent des possibles et donc des options entre lesquelles il faut choisir. Ce choix réglé entre des décisions rendues possibles par la légalité ludique, c’est cela que nous appelons liberté ludique » (Duflo, 1997, p.72).
Le plaisir attendu par tout joueur lorsqu’il s’engage dans un jeu serait-il lié à cette recherche de liberté ? Pourquoi cette liberté s’exerce-t-elle dans le respect des règles dans le cadre d’un jeu de société là où elle se manifeste au contraire dans le non-respect de celles-ci dans la vie réelle ? Cette troisième hypothèse semble déboucher sur une nouvelle impasse pour comprendre notre problème.
C’est Henriot que nous convoquerons pour émettre une quatrième hypothèse liée à ce qu’il nomme l’attitude ludique. Cette attitude est définie comme une disposition humaine liée à la disjonction entre le « moi » et le « je » qui permet à la personne d’être à la fois « acteur » et « observateur » de son action. C’est une prise de distance par rapport à soi et à son action. Cette distanciation contraint le joueur à prendre du recul et se justifier par rapport à lui-même. Pas question de se dédouaner, c’est un acte volontaire qui est commis à chaque tour de jeu et, un peu comme si son propre enfant était le témoin de ses infractions, le joueur s’engage intentionnellement.
Cependant, l’attitude ludique définie par Henriot comprend également la distanciation vis-à-vis de la situation. Le plaisir du joueur, son moteur, le désir qui lui fait s’engager dans le jeu, réside dans ce « second degré » qui met entre parenthèse la réalité et lui permet d’envisager tous les possibles, sans tenir compte des contingences du réel.
Et enfin, l’attitude ludique est distanciation par rapport à la règle. Pour Henriot, le jeu n’apparaît que lorsque meurt le « sacré » en tant qu’ « obéissance aveugle » qui n’autorise aucun recul considéré d’emblée comme sacrilège. Le jeu attend du joueur l’élaboration personnelle d’une stratégie, d’une combinaison peut-être inédite ou étonnante des règles qui lui permet d’accéder à son objectif. En acceptant de participer à un jeu, l’individu se lance un défi rationnel.
La pratique du jeu, de par son essence frivole, offre un espace – temps dégagé des lois de la productivité. Le joueur se trouve dès lors engagé volontaire dans une entreprise qu’il a le loisir de mener à bien comme il l’entend grâce à son interprétation personnelle de la situation et le recours aux règles choisies et combinées par ses soins. L’attitude ludique de distanciation par rapport à soi offre également une distanciation par rapport à la règle et à la situation. Dans le jeu, on n’attend pas du joueur qu’il applique des règles à l’aveugle, qu’il enchaîne des comportements sans s’interroger sur leur sens ou qu’il agisse de manière rigide et mécanique. Au contraire, le gagnant sera le plus souvent celui qui aura fait preuve de discernement et de souplesse dans l’élaboration de son action. Dans le jeu, on ose se confronter à la norme : « la règle comme rail guidant le comportement » écrit Wittgenstein in Laugier (2006), tout en continuant, « la règle comme interprétation sans cesse renouvelée ».
Le défi du joueur serait donc d’arriver à ses fins dans le respect du cadre défini par les règles du jeu. On comprend dès lors que le non-respect de celles-ci ôte toute considération, toute attractivité même au jeu !
Il semble donc que l’attrait du jeu pourrait résider dans cette possibilité de choix : il s’agit, à chaque tour de jeu, de choisir quelle règle ou quelle combinaison de règles « adopter » et non pas « appliquer ». Le joueur n’obéit pas à la règle, il choisit la règle qui lui permet de mettre en œuvre l’action qu’il projette. Quelle différence ? À nos yeux, elle est de taille : effectivement, l’impératif de choix engage pleinement l’individu dans ses actions. Grâce aux différents possibles qu’il s’agit d’envisager et organiser, l’individu est libre et responsable de ce qu’il fait et non pas soumis à des règles multiples dont il ne perçoit que rarement les relations et le sens.
Ainsi, il nous semble que le jeu permet aux joueurs de choisir, de prendre le temps d’envisager sereinement les différents possibles et leurs combinaisons, de les évaluer en connaissance de cause et de prendre sa décision librement avec discernement. Jouer permet à chacun d’exercer son libre choix.
Où, au sein de quelle institution, apprenons-nous à nos enfants, adultes de demain, à choisir sereinement, c’est-à-dire sans conséquence, une action à mener en référence aux règles qu’ils ont apprises, qu’elles soient règles du savoir (orthographe comme théorèmes), du savoir-vivre ou lois institutionnelles ?
L’école comme la famille en tant que société semble essentiellement concentrée sur l’apprentissage et l’application des règles, sans même toujours mettre en évidence le sens de celles-ci, leur utilité et les liens qu’elles entretiennent les unes par rapport aux autres.
Si l’apprentissage des règles est certes indispensable (comment jouer aux échecs si je ne connais pas le fonctionnement des règles de ce jeu ?), l’apprentissage du choix et de la combinaison des règles nous parait tout aussi primordial si on veut que chacun puisse participer au grand jeu de la vie en société.
L’enjeu est de taille car il s’agit que chacun se conduise en tant que citoyen libre et responsable au sein de la société et, de plus, en retire du plaisir !
À nous de jouer !
Bibliographie
Arendt, H. (2007). La crise de la culture. Paris. Gallimard. Folio Essais. (1ère édition 1961)
Duflo, C. (1997). Jouer et philosopher. Paris : P.U.F.
Épuisé, en ligne en version intégrale sur Google Books : htttp://books.google.fr/
Gadamer, H.-G. (1996). Vérité et méthode, Paris. Le Seuil. (1ère édition 1960)
Henriot, J. (1989). Sous couleur de jouer : la métaphore du ludique. Paris : José Corti.
Kojève, A (2004). La notion d’autorité. Paris, gallimard. NRF.
Laugier, S. (2006) in Laugier, S. & Chauvire, C. (éd.) (2006). Lire les recherches philosophiques
de Wittgenstein. Paris : Vrin, pp. 131 – 156