P ar sa couverture et un dossier spécial de 33 pages, le magazine littéraire (n°545 juillet-août 2014) fait la part belle aux jeux. Plus que jamais, le jeu est assurément protéiforme…
Cet intéressant dossier coordonné par Alexandre Gefen (CNRS- université Paris-Sorbonne), s’articule en 3 volets alléchants: « jeux de rôles » et « jeux de pistes » ; « jeux de mots » et « joueurs et jouets ».
Dossier au sujet « léger » choisi pour les vacances ou véritable questionnement sur les liens qui unissent et distinguent jeu et la littérature ? Courrez donc acheter ce numéro (également disponible dans notre « bibliothèque francophone du jeu » si vous préférer. Cf. « documentation et services » ) et… lisez-le afin de vous faire votre propre opinion. Le débat est ouvert…
Un titre qui nous semble pour le moins maladroit…
(Le magazine littéraire, le détail du numéro 545)
D’entrée de jeu, la couverture du dossier (plus que tout autre article) nous pose question :
Cette belle affiche colorée qui s’affiche en kiosques titrant « comment se détacher du réel et ne plus jamais prendre le monde au sérieux. Faites vos jeux ! », nous a fait bondir car la recette ainsi proposée nous semble erronée ou beaucoup trop réductrice… Elle prête en tout cas largement à confusions…
Se détacher du réel, certes, mais pour mieux y revenir! Le jeu est plus «recréation» que récréation!
Comme l’écrivait Huxley (mais pas celui du meilleur des mondes), notre société aux règles de plus en plus difficiles à appréhender nécessitent de se distraire, d’exister, de respirer ponctuellement dans les petits univers aux règles claires que sont les jeux. Les jeux sont l’huile de notre moteur d’existence, mais pas seulement. Ils nous entretiennent, mais surtout ils nous construisent (psychologie du développement et des apprentissages) et, au besoin, nous répare à tout âge (résilience). Enfin, par transfert d’un jeu créatif, une attitude, un esprit ludique ce retrait permet ensuite une réappropriation du réel. Pour qu’il soit utile à vivre et à rêver, le jeu a donc nécessairement un début et une fin ! Certes, les jeux en lignes à avatars permanents posent question à ce propos, mais ce sont des exceptions (à étudier par ailleurs…)!
A l’heure de l’omniprésente « gamification » (N.B. les mots « ludification » ou « ludicisation » sont préférables mais hélas encore peu utilisés) qui voit les mécanismes du jeu s’étendre rapidement à tous les domaines de notre société, il convient d’être beaucoup plus prudent.
Soyons clairs, le jeu est école de vie parce qu’il est parenthèse d’existence. Si la parenthèse ne se referme pas, ce n’est plus du jeu ! A nos yeux, il s’agit ni plus ni moins qu’une dangereuse banalisation du jeu addictif (au-delà du jeu d’argent). Cette attitude de repli, refuge permanent pour un nombre croissant de personnes qui ne se reconnaissent pas, ne trouvent pas leur place ou se sentent socialement, économiquement, culturellement exclus du monde réel n’est pas emblématique du jeu mais d’un manque d’éducation aux loisirs face aux fractures sociales grandissantes.
Le jeu est la distance « juste assez bonne » avec la réalité écrit Harter (citant Winnicott). « Carpe Diem, cela signifie qu’il faut sucer la moëlle de l’existence, mais pas avaler l’os » dit encore le professeur de littérature, monsieur Kiting alias Robin Williams dans le « cercle des poètes disparus ». Il ne faut pas confondre quantité et qualité, notre société où tout devient jeu est de moins en moins ludique(cf Mauriras-Bousquet, 1984 et Duflo, 2001)…
Mais plongeons plus avant dans le dossier du magazine littéraire…
Introduction : La littérature c’est du jeu !?
«… Jeux et littératures sont des dispositifs à nous faire expérimenter le réel autrement et à nous le rendre à la fois plus heureux et plus disponible… » écrit judicieusement Alexandre Gefen avant de conclure imprudemment en assimilant carrément littérature et jeux d’une manière générale. L’auteur s’appuie ici sur l’essai célèbre de « l’immortel » Caillois, « Les jeux et les hommes. Le masque et le vertige. », paru en 1958. Sur les traces de Huizinga (1938), l’auteur y définit le jeu comme une activité « libre », « séparée », « incertaine », « improductive », « réglée » et « fictive ».
Si elle a fait date, la définition du jeu de Caillois… date désormais. Comme le relève notamment Haydée Silva, bien que dépassée (par exemple, aucun spécialiste actuel considère encore le jeu comme « improductif ») cette définition demeure la plus citée en Français (Les poétiques ludiques 1999, Consultez également « L’histoire d’amour des jeux et du hasard » dans les Cahiers de LUDO N°4 septembre 2006 à ce propos).
D’autres points de vue existent, notamment celui de Jacques Henriot développé dès 1960 (puis en 1989), et qui fait de plus en plus autorité parmi les sciences du jeu aujourd’hui (cf. « Sciences du jeu » n°1, Experice 2013). Le jeu réside dans l’attitude du joueur. Tout concept ou objet peut devenir jeu ou pas. C’est l’état d’esprit du joueur, « c’est le jeu du joueur qui fait le jouet » nous dit Henriot.
La littérature devient jeu à chaque fois que l’auteur et/ou le lecteur s’y adonne avec une attitude, une disposition d’esprit ludique. Et certains genres littéraires s’y prêtent plus que d’autres. Dès lors que Breton (se) prenait au sérieux les « jeux littéraires » surréalistes, ceux-ci cessaient d’être des jeux au sens d’Henriot. Pour plus de développements à ce sujet lire nos analyses « questcequelejeu ? » ou « En quête… enquête… ».
PARTIE I « jeux de rôles et jeux de pistes »
Vu sous différents angles littéraires, cette partie interroge notre prise de distance par rapport au réel et surtout notre rapport aux règles y compris dans la subversion, la triche, ce qui est en soi particulièrement intéressant…
« Les milles règles de l’acteur »
Jouer c’est travestir prendre de la distance, « tricher » avec la réalité, simuler, mentir pour la bonne cause semble nous dire Julia De Gasquet. Le jeu théâtral fut longtemps tantôt condamné ou déconsidéré pour sa liberté de ton comme quelque chose d’obscène. Et pour cause, en portant un regard nouveau sur les choses, tout jeu créatif recèle une part subversive de remise en question.
Avec Antonin Artaud, l’auteure rend hommage au corps expressif de l’acteur, athlète des planches ; avec Louis Jouvet, elle distingue joliment l’acteur du comédien qui se fond totalement dans son personnage » et débat ainsi du travail de juste distance et d’appropriation du réel.
La conclusion de l’article est forte : « s’il se joue quelque chose du monde au théâtre, c’est à celui qui joue, acteur ou comédien, qu’on le doit » conclut Julia De Gasquet. Le joueur est acteur et donc actif de la vision de la société (au-delà de l’auteur du jeu ou de la pièce). S’il y participe par une identification, un transfert (que semble nier Julia De Gasquet), le spectateur y prend quant à lui une part beaucoup plus passive.
Cette conclusion est donc lourde de sens à l’heure où le sport spectacle et la télé-réalité prennent le pas sur les pratiques ludiques et sportives individuelles.
« Allez à la case fiction »
Bien que philosophe, Nancy Murzelli ne part pas des analyses philosophiques d’Henriot (1960,1989) ou Duflo (1997,2001) mais d’un fondateur de la réflexion sociologique sur le(s) jeu(x), Huizinga (1938, 1951. NB. Non moins poussiéreux et incontournable que son disciple, Roger Caillois). Mais c’est pour mieux nous emmener dans un petit voyage philosophique et linguistique au coeur de l’immersion ludique, passionnant et richement référencé. Certes « la fiction littéraire possède ses propres règles et le langage lui-même est un jeu » mais « la métaphore du jeu semble servir à justifier une doctrine plus qu’à exprimer une réelle analogie avec les textes de fiction » écrit-elle notamment.
Au contraire de Julia De Gasquet, Nancy Murzelli entrevoit le lecteur-spectateur potentiellement comme joueur, pour autant qu’il « puisse faire des allers retours entre la réalité créée par le texte (ndlr : et le jeu des acteurs) et la sienne ». Mieux même, elle nous rappelle que « Le jeu est une activité qui requiert une attitude lucide et auto-réflexive ».
« Sous pseudo, forger son avatar en lignes »
Par ce titre évocateur, notre compatriote David Martens, nous invite à découvrir les motivations des auteurs cachés derrière divers pseudonymes. Changer d’identité, jouir de plus de libertés, jouer avec les codes sociaux, braver des interdits ? En filigrane on peut se demander pourquoi progresser masquer ou s’adonner sous pseudo aux réseaux sociaux ? Pourquoi les jeux à rôles cachés (loups garous,…) ou changeants (mascarades,…) ont-ils tant de succès ?
Voici en tout cas une bonne introduction pour se poser des questions à propos du « retour des masques et du vertige » (ici Caillois avait raison…)
« Roman policier : on ne joue plus ! »
Genre omniprésent, le polar est « un jeu sérieux » « central dans la pensée de la littérature comme jeu » qui « nous apprend beaucoup sur les mauvais perdants, les flambeurs, les dernières chances et les fins de partie ».
« Le roman policier révèle les conventions de la littérature toute entière » écrit encore Denis Mellier. Il rassemble les lecteurs amateurs du rituel des parties renouvelées « semblables mais pas identiques » et « ceux qui, jouant pour ou contre, espèrent trouver du nouveau dans ce qui ne se répète qu’en apparences seulement ».
Un jeu riche doté de règles immuables peut amener une infinité de parties toujours subtilement différentes…
« De manette en clavier »
Enfin, sur base de quelques exemples, Anaïs Guilet illustre l’influence de la littérature sur les jeux vidéo mais plus encore l’inverse ce qui est plus original. Elle contribue ainsi à confirmer l’avènement du jeu vidéo comme élément culturel à part entière au 21ème siècle.
Au-delà de l’inspiration d’un nombre croissant d’auteurs puisée dans leur expérience de joueur, l’article constate la prolifération d’une part des romans à portée didactique et, d’autre part, les « fanfictions » écrites par les inconditionnels. Le chiffre d’affaires de l’industrie des jeux vidéos est supérieur à celui de l’industrie du cinéma. Totalement dépassé, le clivage frontal « pour ou contre », demeure pourtant fort présent. Ce constat esquissé par Anaïs Guilet est inquiétant. Il est plus que temps que des analyses plus nuancées et une éducation aux loisirs multimedia décomplexée se fassent entendre.
PARTIE II « Les jeux de mots »
Par une poignée d’articles, cette partie aborde successivement la mode des joutes orales et jeux d’esprit aux XVIIe, les jeux surréalistes puis oulipiens, les calligrammes et les calembours en littérature. Inutile de dire que l’amateur boira du petit lait, même s’il restera sur sa faim quant aux exemples savoureux qu’une telle énumération aurait pu susciter.
Dans l’article final « se jouer des mots », Brigitte Buffard-Moret, insiste à juste titre sur la force utilitaire des jeux de mots afin d’assurer, l’accroche du lecteur et la liberté du message par l’esthétique du langage. Elle est largement prépondérante par rapport à l’intention du rire. Cet exact… du moins jusqu’au milieu du 19e siècle, l’humour langagier ne s’assume pas encore pleinement.
Un gros regret cependant, l’auteure (et le magazine littéraire) n’aborde pas l’empreinte culturelle des jeux de mots et de l’humour langagier. Pourquoi le Français en est-il si friand ? L’occasion était belle de discuter des atouts et faiblesses structurelles (et culturelles) de la langue française…
Nous tentons de donner quelques éléments de réponse à ce sujet dans notre étude sur « les jongleurs de mots ».
A titre d’exemple, d’une manière générale le dossier du magazine littéraire confond allègrement le jeu et les jeux. Et pour cause : cette confusion est inhérente à la langue française qui n’a qu’un mot là ou l’anglais en a au moins 3 (play, game, gamble), le sanskrit des dizaines et le Bambara des centaines (cf. Calvet, 1981) ! Mais nos mots ne sont pas que des maux, polysémiques, notre belle langue est sans doute aussi l’une des plus propices aux calembours… ne boudons pas notre plaisir tout en restant vigilant (et si nous avions des vigies rapides ce ne serait pas plus mal).
PARTIE III « Joueurs et jouets »
Cette partie nous offre une rapide mise en perspective historique du jeu et des jouets vue sous l’angle de la littérature…
Allégories sur un plateau : Incontournable jeu d ‘échecs
Les multiples symboliques du jeu d‘échecs abordées ne sont pas originales. Elles n’en sont pas moins extrêmement intéressantes. On ne le dira jamais assez : « Chaque jeu est un miroir d’hommes en un temps et un lieu déterminé ». Le jeu d’échecs nous en donne une fois de plus une très belle et ancienne illustration.
Si le vizir devient la reine, les éléphants deviennent ministres puis deviennent fous…
Encore faudrait-il également préciser qu’en 1283, le livre des jeux d’Alphonse X le sage attestait de plus d’une dizaine de règles différentes d’échecs dans le Sud de l’Europe occidentale. Dans le foyer indiens, plus d’une quinzaine de règles coexisteront jusqu’à la fin du 19e voire le milieu du 20e siècle et ailleurs en Asie les règles du Xian qi, du Shogi, du Makruk, etc… diffèrent de la version européenne « mondialisée » et racontent d’autres histoires (cf Cazaux, 2011 ; cahiers LUDO n° et actes à paraître du colloque « jeux indiens, caturanga, échecs etc…. », ULB HEB-LuCIFER, décembre 2013).
Chez Pascal, le pari du jeu
Pour Pascal, au 17e siècle, le divertissement nous aide à oublier que le monde est régi seulement par le hasard et l’arbitraire.
Laurent Thirouin nous rappelle opportunément combien cet auteur a « élargi le champ du divertissement à l’ensemble de nos activités, y compris les moins divertissantes : les charges, les affaires, les tracas -dès la pointe du jour- ». De la table de jeu aux mathématiques et à la science naissante des probabilités au fameux pari qui fit scandale… « Dieu est, ou il n’est pas. Mais de quel côté pencherons-nous ?… Il se joue un jeu, à l’extrémité de cette distance infinie, où il arrivera croix ou pile : que gagnerez-vous ? » (Pensées, 1670).
Selon Pascal nous sommes tous des joueurs, la plupart ne s’en rendent même pas compte, les plus lucides acceptent cette condition avec une ironique résignation et les non-joueurs militants, « demi-habiles » finissent par tout perdre, victimes de leur propre jeu de dupes nous rappelle l’auteur.
Au-delà de ce rappel des thèses développées en 1991, nous attendions ici du spécialiste pascalien un rapprochement avec le phénomène actuel de « gamification » dont il ne dit hélas pas un mot. S’il n’est pas actuel sans doute ce phénomène de société s’accélère-t-il et jouit-il aujourd’hui d’une meilleure image qu’il y a 23 ou 344 ans !?
Au 18e siècle, une fièvre contagieuse ; anatomie du joueur (au 19e siècle)
Même s’il y est question du bilboquet et de la passion de Rousseau pour les échecs, le premier article fait la part belle aux jeux d’argent. Quant au second, il lui est entièrement consacré si bien que cette anatomie est bel et bien celle d’un parieur…
Le jeu d’argent (gambling) est une constante de l’humanité laissant naturellement de belles traces littéraires qu’il convient d’analyser sans à priori à chaque époque.
Même si Caillois à la différence d’Huizinga n’exclut pas le jeu d’argent de la sphère ludique, celui-ci passe cependant par la petite porte dans sa définition du jeu improductif et sans conséquences (cf. supra). Les jeux d’argent ne produisent rien de neuf et provoquent « simplement » un transfert de richesse, certes mais les conséquences de ces jeux sont bien réelles et les ressorts en sont spécifiques. Malgré d’intéressantes références littéraires, ce traitement du jeu au 18e et plus encore au 19e siècle nous paraît réducteur et est de nature à entretenir la confusion qui assimile péjorativement le joueur à un parieur dans notre langage courant.
(Aux 20e et 21e siècles,) des joujoux partout (en guise de conclusion ?)
Dans cet article final, Marie Sorel ne remonte pas à l’industrialisation qui a signifié la production de masse des jouets, mais apporte un regard qui tranche par rapport au reste du dossier et en constitue une conclusion aussi précieuse qu’inattendue. Son originalité ne réside pas uniquement dans son sujet (les jouets plutôt que les jeux à règles) loin s’en faut. Par analogie à l’essai de Stéphane Chauvier « qu’est-ce qu’un jeu ? » (2007), elle admet que « tout peut devenir jouet (objet de jeu) de l’objet anodin à l’animal maltraité ». L’auteure critique au passage la typologie de Caillois. Elle trouve ensuite des prolongements à Winnicott : « L’aire intermédiaire ouverte par les doudous de la petite enfance subsiste tout au long de la vie de l’adulte, qui trouve dans les pratiques ludiques et artistiques un moyen de renouer avec le royaume de l’illusion ». Et constate enfin l’avènement progressif des jouets en tous genres dans la sphère des adultes.
Au-delà d’une simple nostalgie, c’est également la thèse que soutient la chercheuse finlandaise Katriina Heljakka (cf. dans la rubrique internationale, notre compte-rendu du récent colloque ITRA à Braga; Principles of adult play(fulness) in contemporary toy cultures, 2013).
On ne pouvait rêver mieux pour conclure ce dossier qui nous emmène encore en savoureuses « Perec/rinations » par une grille de mots croisés en guise de postlude…
Au final, ce dossier est à notre humble avis très instructif quoiqu’inégal. Bien entendu, il est difficile d’être précis tout en restant accessible, mais le jeu a si rarement été pris au sérieux, qu’ici encore plus qu’ailleurs, le superficiel n’est pas une super ficelle.