Illustration (trictrac.net) : « Emira » jeu de nos compatriotes Liesbeth Vanzeir et Paul Van Hove,
édité en 2006 par Phalanx et Mayfair games
Alain Gottcheiner
ULB, Laboratoire de Mathématiques et Sciences Humaines
Nombre de notions des sciences humaines et de la psychologie sont définies d’une manière qui laisse beaucoup de place à l’interprétation.
Il en est ainsi de la notion de stéréotype, dont nous allons tenter une analyse en nous basant sur l’observation de quelques jeux.
A qui appartient un stéréotype ?
« Les Brésiliens ne pensent qu’au foot et à la fête ; les Allemands et les Français sont fiers de leur culture, mais celle des Français est populaire et celle des Allemands est austère ; les Slaves sont penchés sur leur passé et ont le culte de la personnalité ; les Etasuniens recherchent le pouvoir et la richesse. »
Autant de sentences qui peuvent satisfaire à la définition classique d’un stéréotype (le Grand Larousse donne : Caractérisation symbolique et schématique d’un groupe qui s’appuie sur des attentes et des jugements de routine. » Comme telle, la définition suppose que le stéréotype vient de l’extérieur.
Jetons alors un coup d’œil sur les résultats des sondages menés dans de nombreux pays, souvent par les télévisions nationales, pour déterminer quels sont leurs compatriotes les plus illustres. En principe, 100 noms sont pris en compte, mais les résultats détaillés ne sont pas toujours rendus publics.
Pour les besoins d’une autre étude, nous avons classé les personnalités choisies en 17 catégories.
Bien entendu, certaines caractéri-sations sont subjectives (Arnold Schwarzenegger est-il un acteur ou un politicien ? Et Adolf Daens, un homme de religion ou un activiste ?)
Voici quelques observations :
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Les Français mentionnent dans le « top 100 » 43 personnalités de la culture populaire (chanson, radio et télévision, cinéma, humour) et 21 de la culture « classique » (beaux-arts, littérature, philosophie, musique) ; pour les Allemands, ces nombres sont 22 et 22.
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Les Brésiliens classent dans les 100 premiers 13 sportifs (comme les Allemands), dont 11 joueurs de football, et 32 personnalités de la culture populaire.
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Sur les 10 premiers Russes, 7 sont des personnalités historiques ayant développé une aura de légende (Alexandre Nevski, Stolypine, Staline, Pierre Ier « le Grand », Lénine, Souvorov « le général invaincu », Ivan IV « le Terrible »).
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Sur les 10 premiers Bulgares, 8 ont vécu avant 1250 ; alors que, dans la plupart des autres sondages, les personnages anciens sont mal cotés (sauf en Grèce, mais cela se comprend aisément). En Ukraine, le phénomène « glorieux passé » est également sensible, mais moins net.
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Aux Etats-Unis, 23 des 100 premiers sont des politiciens modernes, 9 des activistes et 9 des entrepreneurs. Chacun de ces nombres est un record.
Voici quelques données qui semblent fidèles à nos clichés. On pourra toujours nous accuser d’avoir choisi les plus pertinentes …
Que pouvons-nous en déduire ? Que les clichés sur les centres d’intérêt de divers peuples sont en fait le reflet de la réalité ? Que l’on observe des auto-stéréotypes en activité ? Que l’on peut faire dire aux chiffres ce que l’on veut ? Ou que les sondés sont tentés de répondre ce qu’il serait bienvenu, « correct », de répondre ?
Sans doute un peu de tout cela, et la dernière hypothèse est corroborée par quelques faits, comme les places étonnamment élevées de quelques philanthropes et médecins, ainsi que la faible proportion et la place très quelconque, en France, en Allemagne, en Italie, des monarques absolus et chefs militaires.
Comme l’écrit Nicolas Gauvrit dans Pour la Science de mai 2014 : « Les stéréotypes ne sont pas tous faux et irrationnels. Au contraire, ces idées reçues ont souvent un fondement statistique réel. »
L’armée italienne
Les plaisanteries douteuses abondent à propos de l’insigne faiblesse de l’armée italienne moderne, et en particulier de son moral, comme Jean Roucas moquant les marches militaires italiennes, ou la pseudo-information : « Les Italiens ont inventé un char avec canon à l’arrière, pour pouvoir tirer en s’enfuyant ».
Dans les wargames traitant de la Seconde Guerre mondiale, les armées italiennes sont affublées d’une puissance de tir médiocre (Totaler Krieg !), d’un moral fragile (Squad Leader), d’une incapacité à monter au combat (Euro Front), sans compter le risque substantiel de voir le régime s’effondrer en cas de défaite, comme ce fut le cas.
Alors, stéréotype ou non ?
Pour ce qui est des éléments de règles de jeu mentionnés, leur fonction est uniquement d’obtenir une modélisation fidèle. Le principe d’un wargame historique étant en général de « faire mieux que l’histoire » pour son camp, on force les joueurs à composer avec le risque d’effondrement de l’armée italienne, comme avec le manque d’officiers soviétiques dû aux purges de 1937, ou avec la forte dépendance de l’armée allemande vis-à-vis de l’approvisionnement en pétrole. Les « what-ifs », ou scénarios de politique-fiction, restant un genre à part.
Quant à l’histoire du char, remarquons que :
1) il existait à l’époque des chars montant un canon à l’arrière, notamment en Belgique ;
2) les chasseurs de chars italiens étaient parmi les meilleurs de leur époque ;
3) le « hit and run » est une tactique tout à fait valable, en particulier dans la Guerre du Désert.
Ceci nous permet de voir que :
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Un stéréotype ne doit pas nécessairement être négatif (pensons au fighting spirit britannique), mais présenter les choses de manière négative, dans un contexte de critique, accentue l’effet de stéréotype ;
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L’intention de stigmatiser, sérieusement ou par plaisanterie, joue un rôle important ; le stéréotype se caractérise souvent par son manque d’objectivité et l’exacerbation de caractéristiques objectives assez banales.
Le fait de critiquer un groupe dans sa globalité n’est pas constitutif en soi d’un stéréotype.
L’affaire Emira
En 2006, les Belges Liesbeth Vanzeir et Paul Van Hove désirent sortir un jeu vaguement inspiré des Mille et Une Nuits : Harem. Comme le dit le site TricTrac, « Nous jouons le rôle de riches cheikh (sic) en train de monter un harem. Le but du jeu est simple : séduire le plus de princesses possible. »
Ce jeu –par ailleurs bien conçu- crée un tollé dans le Landerneau ludique. Clairement, il n’était pas politiquement correct. Les auteurs ont dû changer le titre (désormais Emira) et éliminer des cartes contestées. Pourquoi ce mouvement de rejet ?
On pourrait argumenter que l’objectif des joueurs n’est pas du tout moral ; mais personne ne s’est jamais opposé à mille jeux tout aussi immoraux, comme Junta avec ses assassinats, son chantage, ses trahisons répétées, son évasion fiscale et ses élections truquées.
L’argument de certains est plutôt que le jeu présente les pensionnaires potentielles du harem comme vénales, frivoles (pour les attirer, il suffit d’une moustache soignée, d’un parfum en cadeau et d’une place dans un palace…), dépensières et, pour certaines, infidèles. Faisant ainsi resurgir nombre de clichés sur la femme en général et la femme du monde en particulier.
Mais qu’en est-il de l’homme ?Nul ne s’est offusqué de ce qu’un jeu plus récent (Last Will, paru en 2012) ne fasse intervenir que des personnages masculins, présentés comme dépensiers (c’est le but du jeu : se ruiner !), coureurs, bambo-cheurs, négligents et m’as-tu-vu.
Comme toute stigmatisation, le stéréotype négatif n’a d’effet véritable que s’il est ressenti comme tel par le groupe stigmatisé. Ce qui n’était pas le cas de Last Will.
Dans le cas contraire, c’est simplement une idée saugrenue ou, dans le cas d’un jeu, un élément de l’intrigue.
Et, bien entendu, le fait d’avoir, par le passé, été abondamment stigmatisé rend plus sensible aux affirmations ultérieures du stéréotype.
Où va se dérouler mon jeu ?
Selon Philippe Keyaerts, interviewé dans nos colonnes en 2007, « Ce n’est pas le thème qui fait le jeu, c’est le mécanisme. » Le concepteur a d’abord l’idée d’une forme de jeu plus ou moins originale ; ensuite, il essaie de le rendre plus imagé en inventant un thème qui convient au mécanisme ; enfin, et facultativement, il place ce jeu en un lieu et à une époque où ce thème prend place « naturellement ».
Ce que l’on peut paraphraser par : « en un lieu et à une époque que les joueurs vont pouvoir relier facilement au thème » … en fonction d’un stéréotype.
Tant de jeux prenant place dans l’Italie renaissante comportent une compo-sante de trahison (Condottiere, San Marco, Princes de la Renaissance), l’élimination des membres d’une hiérarchie trouve son cadre naturel en Union Soviétique (Kremlin, Soviet System), et on se tirait dessus sans sommation au Far-West (Carson City, Bang !, Deadwood).
Comme il faut bien donner un nom aux actions, cartes et objets utilisés dans le jeu, on y retrouvera des éléments attachés –en réalité ou dans l’imaginaire- à ce lieu et à cette époque (diligences, banditisme).
Ces jeux participent alors à la transmission des stéréotypes présents, en forçant les joueurs à les utiliser de la manière dont ils ont été introduits.
Tentative de conclusion
Forts de ce qui précède, nous pouvons tenter de définir, aussi largement et inclusivement que possible, un stéréotype comme « une idée ferme-ment établie sur les particularités ou lecomportement d’un groupe, avec ou sans fond de réalité, avec ou sans intention stigmatisante –mais plus souvent avec-, et qui s’auto-renforce en participant à la transmission des idées qu’il véhicule ». Tout en sachant que le stéréotype n’agit véritablement que s’il est perçu comme tel par ceux qu’il vise.
Selon Nicolas Gauvrit, le stéréotype peut influencer notre comportement, mais bien moins qu’on ne le pense.
Insister trop lourdement sur le risque, pour le citoyen moyen, de transmettre par ses réactions les idées reçues serait alors … oui, un stéréotype.