Avec tous nos meilleurs jeux pour l’année nouvelle, voici l’article qui vient de nous être envoyé en guise de « SMS », par l’ethnologue Jean-Pierre Rossie, collaborateurs régulier aux cahiers de LUDO. Puisse-t-il encourager chacun de nous à modérer quelque peu le consumérisme de notre village mondial au-delà d’une bonne résolution de nouvel an…
Jean-Pierre Rossie & Khalija Jariaa
Cet article met en avant le changement dans les jeux et jouets des enfants marocains mais les exemples proviennent de l’Anti-Atlas, spécialement des enfants de la province de Sidi Ifni et de Tiznit. Dans le contexte des patrimoines culturels l’accent est souvent mis sur la tradition et la continuité. Cependant, je suis convaincu que voir la culture ludique de ces enfants comme dominée par la tradition ne reflète nullement la réalité de leur vie d’aujourd’hui.
L’évolution de la culture ludique des enfants marocains n’est pas un phénomène récent car la vente de jouets de l’industrie européenne dans des villes de ce pays est déjà mentionnée en 1915 et 1918. Mais il ne fait aucun doute qu’après la Deuxième Guerre mondiale et plus encore depuis ces quarante dernières années, le changement est devenu plus rapide et intrusif. Déjà lors d’une visite touristique on peut voir que la modernisation ne passe pas à côté des villes rurales et des villages marocains. Après la télévision et les paraboles, le jeu électronique et le téléphone mobile, le Smartphone a conquiert le monde rural. Dans les quartiers populaires des villes et dans les grands villages des magasins offrent la possibilité d’utiliser des ordinateurs et de communiquer par Internet.
Notre recherche dans l’Anti-Atlas des dix dernières années démontre clairement que les enfants en question suivent de près l’évolution de leurs communautés et lient aisément la continuité et le changement dans leurs jeux et la création de jouets (fig. 2).
Il y a environ dix ans j’ai observé à Sidi Ifni une fillette de six ans jouant avec une poupée en plastique avant l’entrée de sa maison. Toutefois, les autres éléments utilisés dans son jeu de poupée étaient les mêmes comme du temps des poupées traditionnelles. Donc, cette fille a placé sa poupée en plastique dans une maison de poupée, la petite place de pavés en haut de l’escalier menant à la porte, et les ustensiles sont une petite table en bois et des bouchons remplis d’eau représentant des tasses de thé. Cet exemple révèle une caractéristique spécifique de la relation entre la continuité et le changement dans le jeu des enfants de ces régions. Cette caractéristique peut être définie comme changement partiel pendant lequel une partie du jeu et des jouets est actualisée et une autre partie reste directement liée à la façon traditionnelle de jouer. Ce changement partiel n’est pas limité à l’introduction de nouveaux jouets mais s’introduit aussi dans les thèmes des jeux de faire semblant. Ainsi des garçons d’un quartier populaire de Sidi Ifni utilisent en 2005 des jouets faits soi-même dans le contexte d’un combat de Palestiniens, un thème de jeu inspiré par les nouvelles de la télévision marocaine (fig. 3). Ce changement partiel me semble être la façon la plus commune à travers laquelle l’évolution se produit, alors qu’un changement total de l’activité ludique est bien plus rare.
Lors de la création de jouets le changement se produit souvent de deux manières : en utilisant du matériel et des techniques locales pour créer des jouets faisant référence à de nouveaux objets, par exemple le téléphone mobile en argile (fig. 1). Ou bien on utilise des matériaux nouveaux et de nouvelles techniques pour créer des jouets faisant référence à des thèmes locaux, par exemple un morceau de polystyrène pour donner une tête à une poupée traditionnelle (fig. 4) et des emballages de bonbons et de cadeaux pour habiller des poupées locales.
Ci-dessous je mentionne certaines influences sur les jeux et jouets des enfants marocains. Des influences telles que le déplacement du village à la ville, l’urbanisation, la scolarisation, la dévalorisation de la langue de l’enfant, l’émigration, le tourisme, la télévision, les nouveaux moyens de communication, l’industrie du jouet et du divertissement, et la société de consommation. Ces changements sont dus à des influences internes et externes mais il est difficile sinon impossible de définir leur rôle réciproque. Classifier une influence comme interne ou externe reste donc arbitraire. Par exemple l’influence de l’école marocaine et de la télévision peut être catégorisée comme une influence interne bien que l’origine de cette école et télévision ainsi que leur développement sont liés à des réalités européennes.
Au Maroc l’urbanisation et la désertion des villages modifient l’espace de vie des enfants. Cela affecte fortement leurs possibilités d’explorer la nature et d’utiliser des matières naturelles. Des rues bondées remplacent des terrains d’exploration et de jeu en plein air. Les références socioculturelles rurales et les occupations des adultes changent profondément et par conséquent les façons dont les enfants interprètent ces rôles dans leurs jeux de faire semblant.
A première vue l’école marocaine ne semble pas être un réel facteur de changement pour la culture ludique des enfants. En tout cas je n’ai pas remarqué une influence directe de l’école sur les jeux et jouets des enfants et le thème de l’école n’est apparu qu’exceptionnellement dans leurs jeux de faire semblant. En plus, les données bibliographiques et muséographiques ne donnent pas d’informations supplémentaires à ce sujet. Par contre l’école influence directement le temps de jeu des enfants scolarisés. Un temps de jeu qui se concentre sur le dimanche et les périodes de vacances. La possibilité de créer dans les classes des amitiés avec des enfants en dehors de l’environnement familial et du voisinage offre de nouvelles possibilités d’organiser plus librement des groupes de jeu.
L’arabisation de la population amazighe ou berbère a été stimulée par l’école primaire car l’arabe est la langue d’enseignement au Maroc. Cette situation linguistique influence fortement la culture des enfants dans les zones amazighophones en créant un changement dans la communication entre les parents ou autres adultes et les enfants. Il n’est pas du tout rare de trouver au cours des dernières décennies des familles où les parents parlent une langue amazighe avec leurs propres parents et leurs frères et sœurs, mais dans lequel tous ces adultes utilisent l’arabe marocain quand ils parlent aux enfants. La transmission de l’héritage culturel enfantin et des jeux linguistiques est ainsi sérieusement entravée dans les communautés amazighes (Rossie, 2011).
Le rôle des marocains de l’émigration est bien perceptible dans les jouets que possèdent les enfants qui grandissent au Maroc. Parmi les jouets offerts à ces enfants se trouvent entre autre des fusils à eau de grand débit, des tricycles, des trottinettes, des jouets électroniques (fig. 5) et des figurines fantastiques. Le mode de vie des jeunes marocaines d’Europe se reflète aussi dans les jeux de faire semblant des filles villageoises par exemple dans l’habillage de poupées représentant des jeunes marocaines d’Europe revenues au village (fig. 6).
Des touristes venant de pays lointains visitent parfois le monde rural et comme mentionné au début de cet article les relations entre les touristes et la population locale deviennent une inspiration pour des jeux (Rossie & Jariaa, 2011). Deux photos montrent des scènes de jeu que des filles d’un village de l’Anti-Atlas ne s’imaginent nullement faire dans la réalité : prendre un bain de soleil (fig. 7) et se promener à la plage en bikini (fig. 8).
Il ne fait aucun doute que les moyens de communication des dernières décennies ont une grande influence sur la culture ludique des enfants marocains. Le jeu de quelques filles et de quelques garçons de Sidi Ifni témoigne de l’influence des programmes de télévision et en particulier du journal télévisé. Dans deux cas il s’agit de la guerre de Palestine qui s’infiltre dans le jeu de faire semblant (fig. 2) et plus récemment les informations télévisées sur les inondations à Casablanca en 2011 ont été mises en scène dans un village de la région de Tiznit entre autre avec un hélicoptère sauvant la population sinistrée (fig. 9). L’utilisation croissante de la caméra photo et vidéo numérique marque l’esprit des enfants. Ainsi des garçons et des filles deviennent une équipe de la télévision marocaine en participant à un jeu de la fête de mariage et deux autres filles jouent au photographe avec un appareil photo numérique d’imitation (Rossie, 2013, Les activités techniques…). Les maisonnettes s’équipent d’un simulacre de télévision et même la tente-jouet s’équipe d’une antenne parabolique (fig. 10).
Bien que des jouets importés d’Europe se vendent déjà dans les villes d’Afrique du Nord avant la Deuxième Guerre Mondiale, l’influence de l’industrie du jouet devient de plus en plus forte ces derniers temps. Ceci est facile à observer pendant les grandes fêtes et les foires annuelles organisées dans villages de l’Anti-Atlas. Parmi les familles des zones rurales, se sont les jouets peu chers et les jouets de seconde main qui sont surtout achetés. L’importation massive de jouets en plastique provenant de Chine perturbe non seulement la tradition de créer des jouets soi-même, mais remplace également l’initiative des enfants par une attitude de voir les jouets comme un cadeau des adultes, une attitude qui était très rare dans les communautés rurales.
Comme l’évolution vers une société de consommation se développe lentement mais sûrement dans le Maroc rural, les enfants dont les parents ne peuvent pas se permettre d’acheter des jouets de bonne qualité ne se sentiront non seulement frustré, mais en même temps ils deviendront moins motivés à faire eux-mêmes leurs jouets. Cette situation a entraîné plus d’une fois l’achat de jouets de mauvaise qualité ou même des jouets qui sont dangereux car le contrôle régulier des règlements de sécurité des jouets fait défaut dans ces régions.
Aujourd’hui la tradition et la mondialisation sont encore des facteurs importants dans la culture ludique des enfants marocains des zones rurales et des quartiers populaires des villes. Cependant, l’équilibre entre ces deux forces se penche vers la domination de l’industrie du jouet. J’ai l’impression que la diversité des jouets créés par les enfants est supplantée par la plus grande uniformité des jouets fabriqués industriellement et la créativité enfantine par les designs de l’industrie du jouet.
Une discussion plus générale du thème du changement dans l’enfance et dans les cultures ludiques nord-africaines et sahariennes se trouve dans le livre Toys, Play, Cultures and Societies (Rossie, 2013, p. 149-182).
Références
Les publications de Rossie J-P. sont disponibles sur http://www.sanatoyplay.org
https://www.scribd.com/jean_pierre_rossie et https://independent.academia.edu/JeanPierreRossie
Magalhães, L. & Rossie, J-P. (2014). Children as toy makers and toy users: Television relevance in Moroccan rural child play. In Childhood Remixed. Suffolk: Childhood Remixed Journal, p. 77-85. Disponible sur :
http://www.ucs.ac.uk/SchoolsAndNetwork/UCSSchools/SchoolofAppliedSocialSciences/iSEED/Childhood-Remixed-Journal-2014.pdf
Rossie J-P. (2013) Toys, Play, Cultures and Societies. An anthropological approach with reference to North Africa and the Sahara. 256 p., 144 ill. Edition renouvelée et digitalisée du livre de 2005.
Rossie J-P. (2005-2013). Cultures Ludiques Sahariennes et Nord-Africaines. Série de livres sur les Poupées d’enfants et jeux de poupées (2005), L’animal dans les jeux et jouets (2005), La vie domestique dans les jeux et jouets (2008), et Les activités techniques dans les jeux et jouets (2013).
Rossie J-P. (2011). La culture ludique de l’enfant amazigh marocain et les questions de développement. Sanatoyplay, 26 p., 25 ill.
Rossie, J-P. & Jariaa, Kh. (2011). Moroccan girls’ play inspired by TV: ‘French tourists visiting Morocco’. Sanatoyplay, 9 p., 7 ill.
Rossie, J-P. & Jariaa, Kh. (2012). La différenciation sexuelle dans les jeux et jouets des enfants marocains. Les Cahiers de LUDO, 18, Bruxelles: LUDO a.s.b.l., p. 1-6, 6 ill.
Rossie, J-P. & Jariaa, Kh. (2013). Masques des adolescents et des enfants au Sud du Maroc. Les Cahiers de LUDO, 22, Bruxelles: LUDO a.s.b.l., p. 13-16, 12 ill.