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(Image : www.weplay.co)
Par Thibault Philippette, professeur de « jeux multimedia et serious games » en sciences et techniques du jeu, membre du Groupe de recherche en médiations des savoirs (UCL), du Laboratoire Jeux et Mondes Virtuels et du comité de lecture des Cahiers de LUDO asbl
Depuis plusieurs années, des pratiques qualifiées de « Gamification » ont la cote. Kézako ?
La « gamification » est l’utilisation de techniques de game design dans des contextes non-ludiques. Ce terme aurait vu le jour en 2002 selon certains auteurs, mais le phénomène a connu un véritable engouement fin de la décennie précédente sous l’impulsion de plusieurs (video-)game designers américains aux discours prophétiques. La place du jeu dans les sociétés traditionnelles n’étant plus à souligner (Huizinga, Caillois, Mauss, Levi-Strauss, etc.) et l’Occident ayant lui-même connu un « tournant ludique » au 18e siècle avant même sa « révolution digitale »3, en quoi la gamification est-elle une (r)évolution ?
Le buzz actuel autour de la « gamification » repose selon nous sur la convergence entre une industrie florissante, celle des jeux vidéo (et de leur concepteurs !), le media désormais dominant (Internet et ses réseaux sociaux) et une certaine conception moderne et idéologique du marketing et de l’économie.
Avant-propos : quelques exemples pour mieux comprendre ce qu’est la gamification
L’exemple probablement le plus cité en référence aux principes de gamification est le logiciel Foursquare (2009). Cette application qui peut être installée sur des périphériques mobiles permet à ses utilisateurs de se géolocaliser dans différents lieux publics comme des bars ou des restaurants. En procédant à de nombreux « check-in », l’utilisateur se voit gratifié de points, de badges et même de titres comme celui de « maire », en fonction de l’intensité de l’activité d’identification dans un lieu donné durant une période donnée (les compteurs sont ensuite remis à zéro). Ces actions lui permettent en outre de progresser dans des classements proposés par le « jeu ». Maxwell Foxman relève que le côté obscur de l’application tient au fait qu’elle exploite ses utilisateurs (qui contribuent gratuitement à la visibilité de certains lieux), qu’elle participe d’une certaine éloge du consumérisme (le système permet par exemple aux enseignes une publicité ciblée selon la proximité de l’utilisateur avec leur commerce) et plus globalement qu’elle fait craindre une forme de surveillance de chaque instant à la « Big Brother ». Cependant, a contrario, l’application génère un véritable « état de jeu » (state of play) reposant sur nos besoins de compétition, de victoire ou encore de distinction.4 En cela Foursquare est assimilable à un jeu.
En 2009, Volkswagen Suède lance un grand concours intitulé « The Fun Theory Award » (http://www.thefuntheory.com). L’objectif de ce concours était simple : inviter des concepteurs à proposer une idée originale qui permet de changer le comportement des gens… pour un mieux. Ce concours a donné lieu à des projets ambitieux, comme la conversion d’un escalier d’une station de métro en véritable piano géant, invitant les navetteurs à l’utiliser de manière ludique au lieu d’emprunter l’escalator adjacent ; la création d’une bulle à verres sous forme de « borne d’arcade » où les bouteilles (servant de « monnaie ») sont triées frénétiquement au rythme des lumières et sons en vue d’atteindre le meilleur score sur l’afficheur (les gens qui veulent y jouer ne jettent plus les bouteilles avec leurs sacs et donc font du tri) ; ou encore le lauréat, une loterie fondée sur le respect des limites de vitesse par les automobilistes. Un capteur placé sur un axe important de la ville relève les automobilistes contrevenants qui alimentent une cagnotte (sur base des procès verbaux) mais également les automobilistes respectueux qui reçoivent quant à eux à leur domicile un billet de loterie en vue d’un tirage au sort.
Le Département d’Education du District de New York, en partenariat avec l’Institute of Play, soutient depuis quelques années un projet de Middle School (niveau « collège ») et de Upper School (niveau « lycée ») intitulé Quest to Learn
(q2l.org). Les enseignements scolaires « traditionnels » (mathématique, anglais, sciences, etc.) y sont donnés systématiquement sous forme de jeux et/ou avec le support de jeux existants comme par exemple Minecraft (2009). Ce nouveau concept d’école est le fruit d’une collaboration très étroite entre une équipe d’enseignants et de game designers.
Ces exemples sont sensiblement différents mais reposent tous sur une même idée : importer des principes de game design dans des projets non (vidéo)-ludiques. Nous pourrions saluer ou au contraire condamner cette tendance, mais il nous semble plus pertinent de tenter de comprendre les fondements du phénomène.
La réalité est cassée
En 2010, la conceptrice de jeux vidéo Jane McGonigal fait une intervention remarquée lors d’un TED Talk5
dans lequel elle défend l’idée qu’il est grand temps de faire en sorte que l’engagement que l’on peut observer chez les joueurs de jeux vidéo puissent se retrouver dans la vie de tous les jours, pas assez attrayante à son goût. Cette intervention anticipe son ouvrage paru l’année suivante, Reality is Broken: Why Games Make Us Better and How They Can Change The World (2011), dans lequel elle souligne que les jeux sont des moteurs de bonheur et d’accomplissement et qu’il faut s’en inspirer pour réinventer notre réalité. Un autre concepteur de jeux vidéo, Jesse Schell, intervient à une conférence en 2010 avec une communication où il s’imagine une série d’activités de la vie de tous les jours (se brosser les dents, manger des céréales, marcher dans la rue…) récompensées par des points et des progressions comme dans un jeu vidéo6. L’actualité de ce qu’on appelle aujourd’hui l’ « Internet des objets » (montres ou chaussures connectés, par exemple) tend à montrer qu’on peut lui donner raison. Le mouvement est donc en marche et repose sur une volonté
d’améliorer par le design le quotidien de chacun. Oui… mais… Ce mouvement n’est-il pavé que de bonnes intentions ? La gamification nous promet un avenir radieux et surtout très fun ! Certaines réactions ont vite jeté un pavé dans cette marre.
Critiques de la gamification
Sur le Blog Hide and Seek, Margaret Robertson écrit dans un article paru en 2010 que les points n’ont pas plus à voir avec les jeux qu’avec les sites web, les applications de fitness ou encore les cartes de fidélité7. Le juste terme du phénomène qu’elle constate est de la « pointsification« . Elle reproche une confusion qui ferait de l’ajout de points un jeu. Suivant sa réflexion, certaines choses méritent des points, d’autres choses méritent d’être jouées, certaines méritent peut-être les deux mais beaucoup méritent de n’être ni l’un ni l’autre.
Une autre critique a été posée par Ian Bogost lors d’une conférence organisée par la Wharton School (école de business) sur la gamification. Derrière un titre provocateur, « Gamification is Bullshit« 8, il souligne quant à lui que le bon terme représentant le phénomène qu’il observe est « exploitationware« . Pour lui, la vérité de la gamification actuelle est un « jeu d’arnaqueurs » où des personnes à l’expertise douteuse capitalisent sur un moment culturel pour obtenir des résultats suffisamment longtemps pour remplir leur compte en banque.
Dans une présentation9, Sebastian Deterding synthétise un ensemble de confusions qu’il relève chez les défenseurs de la gamification :
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Les jeux ne sont pas nécessairement fun et ils ne le sont certainement pas parce que ce sont des jeux. Ils le sont parce qu’ils ont été bien conçus.
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Les récompenses ne sont pas des réalisations. Notre motivation à jouer vient du jeu lui-même et pas de facteurs extrinsèques.
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Les feedbacks ne sont pas à proprement parler des mécaniques de jeu. Les mécaniques de jeu sont complexes et visent à créer des « challenges à maîtriser ». Les feedbacks ne sont qu’une représentation de certains accomplissements parfois utilisés dans les jeux.
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La nouveauté n’est pas de l’engagement. De nombreux succès cités, comme Foursquare (2009), montrent à l’étude une participation active assez limitée globalement, à tout le moins dans le temps.
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La compétition n’est pas recherchée par tout le monde. Par exemple, des études de genre ont montré une préférence globale des femmes pour des activités « non-compétitives » et plus sociales (ndlr : la compétition n’étant elle-même pas indispensable pour qu’il y ait jeu).
Ces confusions sont également soulignées par Olivier Mauco sur son blog10. Celui-ci relève une erreur esthétique (aesthetic fallacy) des défenseurs de la gamification qui confondent l’esthétique d’un jeu avec sa dimension ludique. A cela, l’auteur rajoutera deux autres erreurs, à savoir que la gamification n’est pas une nouveauté marketing, mais plutôt la digitalisation de techniques marketing existantes (digitisation fallacy) et surtout que la gamification repose sur l’idée d’un « effet du média sur » alors que de nombreuses études sociologiques montrent le rôle de l’espace social dans les usages (behaviourist fallacy). C’est cette vision comportementaliste
du jeu qui est peut-être la plus critiquable.
Un marketing comportementaliste dans une économie de l’attention
Que ce soit for the fun ou for the win11, la gamification est pensée comme un moyen de stimuler ou renforcer certains comportements chez les utilisateurs. Cela peut être vu de manière positive en référence aux exemples pris plus haut, comme le fait de « faire respecter les limites de vitesse » ou de « rendre certains apprentissages plus attractifs ». Mais au-delà de l’effectivité réelle et durable de telles techniques, il faut souligner que la gamification est avant tout portée par des conceptions marketing, voyant en cela un nouveau moyen de faire mieux ou de vendre plus que la concurrence. Olivier Mauco relève que dans nos économies, le problème n’est pas l’information qui est déjà surabondante, mais l’attention du public. La gamification est ainsi vue comme un moyen de rationalisation de l’attention par l’utilisation de techniques behavioristes12.
Niklas Schrape rapproche le phénomène de la gamification d’une certaine vision libérale de la gouvernance, qu’il appelle paternalisme libertaire en référence aux théories de Thaler et Sunstein13, qui consiste à créer un sentiment de liberté de choix tout en orientant ceux-ci par un ensemble de règles. Par exemple, un programme de fidélité comme Miles and More (www.miles-and-more.com/) permet de créer une forme de reconnaissance et de hiérarchie dans un espace social qui en est au départ dépourvu (un aéroport), tout en encourageant un certain comportement (de consommation). Ensuite, la gamification peut être rapprochée de la question des big data, puisque pour pouvoir « renforcer positivement » certains comportements, la gamification nécessite la récolte et le traitement de nombreuses données, ce à quoi les machines informatiques et Internet contribuent largement. Enfin, la gamification se rapproche d’une autre « technique marketing » bien connue de la grande distribution, l’architecture des choix. Par exemple, le fait de devoir passer par le rayon multimédia avant d’atteindre le rayon nourriture ou le fait d’avoir tous les produits les plus chers à hauteur des yeux ne force pas la consommation, mais cherche toutefois à l’orienter.
Conclusion : sous couleur de jouer
Comme l’ont relevé certains auteurs, le problème du terme gamification est qu’il semble vouloir renvoyer de manière systématique et non questionnée au jeu14. Or, dans ses usages actuels, la gamification renvoie davantage à d’autres choses que le jeu et notamment à des objectifs économiques et de marketing. Pourtant, l’émergence du terme est intéressante en ce qu’elle relève, comme Jacques Henriot le dit lui-même, le caractère de plus en plus joué de nos sociétés15. Tant qu’elle se borne à un ensemble de techniques plus ou moins « clé sur porte » pour transformer quelque chose qui ne l’est pas en un jeu, la gamification ne sera qu’un effet de mode qui laissera à l’avenir sa place à d’autres tendances plus fun. En revanche, si la gamification est repensée plus globalement comme une manière de comprendre comment peut émerger une idée de jeu dans des situations qui ne le sont a priori pas (le terme ludicisation16 serait alors peut-être plus approprié), elle sera une manière d’analyser la place qu’occupe le jeu dans nos sociétés modernes.
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Références :
1 – S. Deterding, et al. (2011). « From Game Design Elements to Gamefulness: Defining Gamification. » In Proceedings of the 15th International Academic MindTrek Conference: Envisoning Future Media Environments, 9-15. New York: ACM.
2-3- M. Fuchs (2014). Predigital precursors of Gamification. Rethinking Gamification (Fuchs, Fizek, Ruffino, Schrape Eds.). 119-140. The Gamification Lab, University of Lüneburg (Germany). Meson Press.
4- M. Foxman (2014). How To win Foursquare: Body and Space in a Gamified World. Rethinking Gamification (Fuchs, Fizek, Ruffino, Schrape Eds.). 71-90. The Gamification Lab, University of Lüneburg (Germany). Meson Press.
5-J. McGonigal (2010). « Gaming can make a better world ». Disponible sur https://www.ted.com/talks/jane_mcgonigal_gaming_can_make_a_better_world?language=fr
6-J. Schell (2010). « Design outside the box ». DICE Summit. Disponible sur : http://www.dicesummit.org/video_gallery/video_gallery_2010.asp.
7 -M. Robertson (2010). « Can’t play, won’t play ». Hide&Seek. Disponible sur : http://hideandseek.net/2010/10/06/cant-play-wont-play/
8 -I. Bogost (2011). « Gamification is bullshit ». Disponible sur : http://bogost.com/writing/blog/gamification_is_bullshit/
9 -S. Deterding (2010). « Pawned. Gamification and its discontents ». Playful 2010 (London). Disponible sur : http://fr.slideshare.net/dings/pawned-gamification-and-its-discontents
10- 12- O. Mauco (2012). « Sur la Gamification ». GameInSociety. Disponible sur : http://www.gameinsociety.com/public/Sur_la_gamification_-_Mauco__gameinsociety.pdf
11- K. Werbach, D. Hunter (2012). For the Win. How Game Thinking Can Revolutionize Your Business. New York: Wharton Digital Press.
13 -N. Schrape (2014). Gamification and Governmentality. Rethinking Gamification (Fuchs, Fizek, Ruffino, Schrape Eds.). 21-45. The Gamification Lab, University of Lüneburg (Germany). Meson Press.
14 -H. Silva Ochoa (2013). « La ‘Gamification’ de la vie: Sous couleur de jouer ? » Sciences du jeu(1). Disponible sur http://www.sciencesdujeu.org/index.php?id=55
15 – J. Henriot (1989). Sous couleur de jouer. Paris: Jose Corti.
16 – S. Genvo (2013). « Penser le phénomène de ludicisation à partir de Jacques Henriot. » Sciences du jeu(1). Disponible sur : http://www.sciencesdujeu.org/index.php?id=243