II BRANTOME
Alors que l’aube fêtait Marie mère de Dieu, la mer océane régurgita deux corps sur la plage en terre de France, quelque part entre Bayonne et Arcachon. Ce fut miracle si la Sainte Vierge leur prêta vie !
Quelques jours avaient passés. Deux hommes, mais étaient-ils ceux-là mêmes, chevauchaient entre les forêts de hautes futaies, les prairies et les landes de genêts, de bruyères et d’ajoncs. Sortant de Saint-Jean-de-Côle, village enchanteur du vert Périgord, ils obliquèrent le long de la rivière, sur la route de Brantôme. Peu en amont du petit pont de Saint-Jean, arqué et tout pavé d’épais galets ronds, la paisible Côle voyait son débit enrichi par les eaux des croquignolets “Queue d’âne” et “Touroulet” et de mille autres charmants rus et ruisseaux qui courraient la région, abondamment gonflés par cet été pourri. Dopée par le soleil et l’humidité rafraichissante, la nature omniprésente débordait ici de générosité des abords boisés jonchés de fleurs, aux chênaies et leurs myriades d’étangs poissonneux. Sur la rive droite de la Côle, se dressaient progressivement les falaises calcaires dont l’aspect laiteux donne dès lors au Périgord, une incontestable nuance de blanc éponyme.
Tantôt au trot, tantôt au pas, le cavalier de tête ménageait sa belle monture marquée par une longue chevauchée, un pur-sang anglais à la robe grise tachetée de blanc rappelé par une crinière et une queue immaculées; légèrement en retrait, son compagnon imitait ce rythme sur un courtaud breton moins élégant, mais d’un beau brun bai, suivi enfin au bout d’une longue corde de chanvre tressée par un bidet de somme aubère.
Sans soldats ni valets, ils profitaient solitaires de cette nature sauvageonne presqu’idyllique. Cependant, les fermes isolées saccagées et leurs petits terroirs en friche ou si peu garnis pour l’époque des moissons, rappelaient les nombreux faits de guerre et les pillages trop récents que ni l’harmonie du calme présent ni la paix de Fleix, vieille de dix-huit mois seulement, n’avaient encore permis d’oublier. Sur la rive opposée, ils aperçurent les ruines de Bruzac accrochées aux flancs rocheux; puis, entre les arbres de la vallée, juché sur la falaise, le château de la Chapelle Faucher sérieusement endommagé. Même les petites prairies hirsutes ou trop souvent noircies par les foyers portaient le deuil de leurs rousses vaches laitières, fiertés du Limousin épargné par les premières guerres de religions en cette extrémité méridionale, mais si rares là également depuis une grosse décennie déjà. Les paysans rescapés réfugiés dans les bourgs, refluaient quant à eux çà et là avec leurs familles faute de nourriture et de labeur rémunéré, non sans craindre la picorée des soldats impayés ou les bandes de brigands alimentées par les disettes. Même à Saint-Jean, l’église et le château des puissants La Marthonie avaient souffert; en définitive, sur la Côle, seul le moulin à huile de Rochevideau paraissait miraculeusement indemne.
En ce début de soirée, le soleil bas dont les rayons transperçaient çà et là les branchages des arbres illuminait d’une douce lumière céleste alternativement le chemin sinueux et le visage des voyageurs…
Le poil dressé et tiré vers l’arrière du premier soulignait l’arrondi du sommet du crâne et découvrait un grand front intelligent; au milieu de la face, trônaient un nez robuste et deux grands yeux gris légèrement cernés, partiellement recouverts de grosses paupières surmontées de sourcils délicats. Un duvet clairsemé ombrageait les joues sous de saillantes pommettes; à son contact diffus, une épaisse moustache couvrait généreusement la lèvre supérieure; de l’inférieure charnue et légèrement pendante qui fermait une bouche menue, ainsi que du dessous des joues, s’étendait une barbe en pointe qui cassait l’ovale du visage, dépassant le menton sur une collerette blanche à la flamande, bien tuyautée; le poil d’un blond ardent adoucissait les traits marqués de ce visage qui affichait une bonne trentaine d’années.
Le vent d’Ouest présentement assez soutenu, avait rejeté un grand feutre gris orné d’une belle plume noire dans le dos du cavalier, sur la cuirasse qui surmontait son pourpoint anthracite.
Le corps partiellement masqué, le deuxième cavalier avait de même les yeux gris, avec une nuance de brun, et un front grand et dégarni, souligné par le défaut de sourcil et des arcades forts marquées; sous un nez long et fin, une rougeoyante petite bouche gourmande se faisait boudeuse; glabre, on le devinait plus jeune et moins richement vêtu, même si sa tignasse châtain frisottante laissait voir à l’oreille gauche, un anneau fin d’or scintillant. Le premier pourtrait figure bel et bien mon maître, le sieur Duplessis-Mornay, à cette époque. Quant au second, ne vous y fier pas trop, il est postérieur de près d’un quart de siècle mais, oui lecteur, c’est bien moi, Guillemus Shakespeare !