Sans titre P our l’historien Peppino Ortoleva (2012), le XXIe siècle marque le passage d’une ère obsédée par le sexe à une ère dominée par le jeu. Il en veut pour preuve l’actuelle « gamification » consistant à « appliquer les caractéristiques et parfois les règles des jeux de société – de plateau et d’ordinateur-  à des situations concrètes ».  Au-delà d’un terme en vogue, la « gamification » témoigne de l’incontestable élargissement du jeu, du « paradigme ludique » préfère écrire Haydée Silva (2013), à des domaines dont il est censé être habituellement exclu.

La généralisation d’un tel  phénomène se doit d’interpeller chacun d’entre nous dans ses rapports au jeu, aux autres et à la réalité de la vie quotidienne. Une tentative de compréhension et d’analyse critique peut aider à réfléchir à nos pratiques ludiques ainsi qu’à leurs portées personnelles et sociétales. Mais ce soucis légitime d’éducation permanente paraît d’autant plus ambitieux qu’il se heurte d’emblée (d’entrée de jeu) à une question préalable fort délicate : qu’est-ce que le jeu ?

Humilité nécessaire face à une inaccessible étoile

Il faut rester humble par rapport au jeu. Le jeu est un concept mouvant d’après les lieux, les époques et plus encore les codes du langage ancrés dans chaque culture (cf. notamment Calvet, 1978 ; Henriot, 1989). Nous avons déjà effleuré cette question (2009), notre belle langue française (et ses mots polysémiques pourtant si propices au jeu) ne nous aide pas pour définir le concept de jeu, c’est le moins que l’on puisse dire. Elle désigne par « jeu » des phénomènes aussi divers que, entre autres, l’acte lié à une disposition d’esprit (play), un ensemble de règles (game) et /ou un matériel complet servant notamment à jouer (mais pas seulement : ex. un jeu de clés), mais encore un pari, une prise de risque à enjeu matériel (gamble) (cf. Rey, 1998). Le jeu est un concept « assimilant et non classifiant » (Chauvier, 2007). Conséquence ? Nous voilà face à un « monstre conceptuel caractérisé par une prolifération des points de vue, où se bousculent aussi bien la philosophie que la psychologie, la sociologie, la pédagogie, l’histoire, etc… » (Varga cité par Cédelle, 2004).

Les jeux (structure), le jeu (hasard) et le joueur (liberté). Les trois grandes approches philosophiques du jeu.

Fondamentalement, il faut distinguer « le jeu » (play), concept qui nous intéresse plus particulièrement ici, et « un jeu » (game) que l’on peut assimiler à un jouet (le ou les objets du jeu) aux règles, à la structure constituée.

Contrairement aux jeux, volatil, le jeu résiste à toute tentative de définition essentialiste ou structurale énumérant ses caractéristiques constitutives de manière univoque. En marge des  courants socio-psycho-éducatifs et psychanalytiques aux rôles plus pratiques et centrés sur le joueur, les théories socio-anthropologiques fondatrices de Huizinga (1938) et Caillois (1958) ont contribué à révéler le jeu comme  ontologique, consubstantiel aux hommes et aux cultures humaines.  De nombreuses « game studies » (sciences des jeux) anglo-saxonnes y ont encore recours et pour cause, elles apparaissent en définitive plus centrées sur les jeux (fonctions, structures,…) que sur le jeu.

Plus proches sans doute de l’inaccessible étoile, nous apparaissent les approches  philosophiques plus globales du concept de jeu. Dans un halo brumeux ces théories philosophiques alambiquées laissent fort opportunément au jeu une belle « part des anges » qui nous échappe. Cette part est métaphysique, le jeu de l’homme (et l’homme lui-même) n’y est plus le sujet mais l’objet du « jeu du monde ». Cette tradition métaphysique du jeu est la plus ancienne. Nous avons déjà abordé cette question (2006), elle remonte aux penseurs présocratiques, tel Héraclite et son célèbre « Le temps est un enfant qui joue », elle passe en Allemagne par Heidegger et Nietzsche, puis aboutit à Fink et, en France, à Axelos et Derrida. Dans l’encyclopaedia universalis, Jacques Ehrmann (2002) les résume ainsi : « pour donner au jeu son plein sens, ceux qui voient dans le jeu la condition par excellence de toute culture, de toute humanité, le définissent de la façon la plus large possible : il y a du jeu, çà joue, disent-ils. Le jeu n’a pas de sujet. Ou, s’il on veut, le vrai sujet du jeu c’est le hasard ; hasard cosmique, hasard biologique. Le jeu s’exprime par le chaos et la possibilité de l’organiser. »

En parlant de l’attitude ludique plutôt que du jeu, le philosophe Jacques Henriot recentre opportunément l’attention sur le jeu de l’homme, « celui qui joue » (1969 cité par Silva 2013). Il permet ainsi l’émergence en France  des sciences du jeu en marge des sciences des jeux, les « game studies », majoritairement anglo-saxonnes. Ce qui ne l’empêche pas de prendre en compte le matériel, la structure et les pratiques ludiques (1989). Comme le point de vue esthétique de Schiller (1795, cité par Duflo, 1997a) ou existentialiste de Sartre (1943, cité par Pingaud, 2001), Henriot est centré principalement sur le joueur, « l’homme jouant » en tant qu’être libre et sujet du jeu. Mais il va beaucoup plus loin dans l’analyse de la confrontation ludique de l’homme au hasard et à la structure du jeu sans toutefois aboutir à un modèle ou une théorie générale. A ce stade, il nous faut accepter que la compréhension du concept de jeu et la capacité d’analyse de situations de jeu concrètes sont des prérequis mutuels.

Tentatives de synthèses et d’analyses francophones contemporaines. Autant de précieux jalons…

En quête de ce qu’est le jeu, Jean-Louis Harter (2002) déstructure et Stéphane Chauvier (2009) déconstruit le jeu dans des analyses pénétrantes, méconnues et utiles quoique fort théoriques.  Harter signe l’essai de synthèse interdisciplinaire le plus convaincant que nous ayons rencontré. On pourrait regretter que son exercice intellectuel n’ait pas de prolongement pratique intentionnel immédiat. Mais, en définitive, il porte sa fin en lui-même ce qui le rapproche du jeu.

Les travaux de Gilles Brougère nous sont précieux à différents égards. Sur les traces d’Henriot, il envisage à la fois la situation, la structure et le matériel de jeu dans une approche socio-éducative du jeu (1995. Haydée Silva a approfondi les aspects structurels de ce modèle en 1999). Il tente également de repérer des universaux du jeu à la lumière notamment des travaux d’Henriot et des théories de la communication (2005). Enfin, parallèlement à la gestion et au développement des sciences du jeu, ses analyses personnelles se centrent de plus en plus (depuis 2003) sur le matériel, les jouets contemporains. A l’heure de la « gamification », ils ont de beaux jours devant eux.

L’apport de Colas Duflo à la philosophie du jeu fut aussi essentiel que furtif (1997a, 1997b, 2001).   Son approche est historique et ses conclusions se situent à la frontière de Sartre et d’Henriot. Il est inventeur du terme « légaliberté » définissant quasi le jeu en un seul mot. Mais son plus grand mérite est d’insister sur la nécessité d’éclairer la théorie par l’observation des jeux, l’expérience et la pratique ludique personnelle, ce que la plupart des  philosophes avant lui et tenants actuels des sciences du jeu parfois retranchés dans leurs tours d’ivoire académiques, ont (eu) tendance à oublier.

Le modèle d’analyse du regretté François Pingaud s’inspire plus ouvertement de l’existensialisme. Il aboutit à une synthèse particulièrement pertinente des trois grands courants théoriques à propos du jeu. Pour lui jouer, c’est établir librement des stratégies, faire des projets dans un cadre et face à des incertitudes donnés. Il renvoie ainsi dos à dos les tenants de la structure, du hasard et de la liberté. «  Nous voulons parfois croire à un ordre du monde dans lequel se manifesteraient seulement des mécanismes structurels qui détermineraient les événements et nos propres actes au sein d’une nécessité incontournable. Au contraire, devant certains événements imprévisibles, nous nous laissons aller à penser que le monde n’est traversé que de manifestations aléatoires et incontrôlables qui seraient au mieux la marque d’un destin tout aussi atteignable. Il arrive enfin que nous affirmions, au-delà du raisonnable, que nous sommes seuls maître de nos actes et de notre existence, que notre liberté est pleine et entière. » (2001). François Pingaud a hélas disparu trop tôt (1999) pour faire vivre son modèle qui nous apparaît trop théorique pour être aisément utilisé tel quel, même s’il est richement illustré et ancré dans la réalité des jeux.

Sébastien Genvo s’est attaqué à un exercice similaire de modélisation globale des situations (expériences) de jeu. S’inspirant pour sa part de la théorie des agencements de Deleuze (1980, 1986), il place la situation de jeu, « aire intermédiaire d’expérience » au centre des réalités intérieure (disposition d’esprit ou « ethos ludique ») et extérieure (contexte) du joueur ainsi que de la jouabilité induite par le système de règles. Dans le contexte de la « gamification » (il utilise le terme « ludicisation »), il en appelle à l’unification des champs de recherches des sciences du jeu et des jeux (« play » et « game » studies) (2013). Ses travaux nous apparaissent d’autant plus prometteurs.

Par ailleurs, on peut se demander si les modèles les plus efficaces sur un plan pratique, ne doivent pas être conçus et adaptés pour un champ disciplinaire précis, même s’ils s’inspirent de modèles globaux. Donnons quelques exemples dans nos domaines de prédilection :

Marcel Mauss (1945) avait ainsi esquissé une intéressante méthode de relevés ethnographiques des jeux lors de quelques cours.

La grille de descripteurs ESAR de Denise Garon (1984. Complétée par Filion et Doucet, 2002) propose une analyse des jeux et jouets pertinente dans une perspective à la fois psycho-éducative et ludothéconomique. Revue et améliorée, elle mériterait d’être mieux exploitée notamment en contexte scolaire.

Plus récent (2003) et encore méconnu chez nous, le modèle ludique de Francine Ferland parfaitement adapté aux domaines paramédical et du développement personnel commence à engranger quelques succès outre-Atlantique. Liée au bien-être sa portée paraît beaucoup plus large.

Enfin, d’une part théorique et pratique (intellectruelle), d’autre part basée sur l’expérience personnelle (comme celle de Duflo), l’analyse quasi inconnue de Martine Mauriras-Bousquet (1984) nous apparait en définitive la plus pertinente non seulement en matière d’éducation permanente mais également d’une manière générale.

 

Conclusions : l’attitude ludique, le jeu entre les jeux et le joueur  

Pour Lévi-Strauss (cité par Boutin, 1999), la vérité du jeu est dans ses règles, pour Valéry, la vérité du jeu est dans l’homme seul (cité par Bianu, 1980), pour Henriot (1989), elle se loge dans l’attitude ludique, la relation que l’homme entretient avec son jeu. Proche de Levi-Strauss, Gadamer (cité par Harter, 2002) précise que « l’être du jeu ne réside pas dans la conscience ou dans la conduite de celui qui joue, mais il attire au contraire celui-ci dans son domaine et le remplit de son esprit. Celui qui joue éprouve le jeu comme une réalité qui le dépasse. »

Voilà qui encourage la plupart des structuralistes à conclure rationnellement: « Le jeu n’existe pas, seuls les jeux existent ». En quelque sorte, à condition de préciser : le jeu ne prend corps dans un (objet de) jeu que parce que le(s) joueur(s) accepte(nt) subjectivement d’y jouer. Tout objet, toute situation est un jouet qui s’ignore. Pour que le jeu prenne forme, il faut et il suffit qu’un esprit ludique passant par-là se laisse tenter… Autrement dit c’est à la fois « le jeu du joueur qui fait le jouet » (Henriot, 1989) et  le jeu qui « embarque » le joueur (Gadamer, 1960). Sans compter la tradition métaphysique du jeu qui l’englobe, le débat philosophique entre phénoménologues insistant sur le rôle du joueur (voire du contexte), et structuralistes instant sur le rôle des jeux (et de leur logique interne) penche en faveur des premiers sur un point essentiel : à priori, c’est la disposition d’esprit ludique du joueur, la juste distance (Harter, 2002) entre l’un et l’autre qui fait le jeu. Avec Henriot, appelons là « attitude ludique ».  Les jeux, eux, ne sont que des « pièges à ludique » (Bousquet, 1984). On a dès lors presqu’envie d’écrire : « les jeux n’existent pas », seul le jeu existe et nous permet d’exister ! (cf. Schiller)* * « l’homme n’est vraiment homme que là où il joue » (1795)

Mais les deux sont liés. Savoir « questquelejeu » n’est qu’un prélude; nanti de théorie mais aussi de nos propres expériences, par une démarche « intellectruelle », il s’agira ensuite de trouver un modèle d’analyse pertinent de nos situations de jeu concrètes, afin de savoir qui on est et choisir nos jeux avec le plus de discernement possible ; enfin et surtout, il s’agira de réapprendre à jouer.                                                      MVLG

Bibliographie

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