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Article écrit par Julien Annart, détaché pédagogique « jeu vidéo » auprès de FOr’J.

 

 

Depuis une dizaine d’années, l’industrie du jeu vidéo met régulièrement en avant des chiffres et des événements à même de la légitimer culturellement : un chiffre d’affaire global de 75 milliards $ en 2014, une population de joueurs estimée à 1,2 milliards de personnes qui compte dorénavant autant de femmes que d’hommes pour une moyenne d’âge de 35 ans, l’acquisition par le Museum of Modern Art de New-York de quatorze jeux vidéo, la création des games studies[1] au sein des universités américaines progressivement rejointes par les universités européennes, le développement de hautes écoles formant aux différents métiers de l’industrie vidéoludique, la reconnaissance politique en France avec la remise en 2006 de l’ordre des Arts et des Lettres à trois auteurs et la mise sur pied d’un système de soutien à la création, … Ces chiffres et ces événements, pour authentiques qu’ils soient, sont évidemment orientés, présentés pour diffuser l’idée du jeu vidéo comme premier produit culturel, mais ils disent bien l’importance des jeux vidéo dans notre quotidien, en particulier auprès des moins de 25 ans. Cette seule caractéristique devrait pousser le monde du savoir à s’y intéresser pour donner les outils d’analyse et de compréhension aux apprenants. Mais ce média possède de plus des forces spécifiques à utiliser pédagogiquement : il s’agit d’un média actif, où l’échec apprend sans juger autant de fois que le joueur le souhaite, touchant toutes les catégories sociales, au savoir largement et horizontalement diffusé, qui enfin propose de vivre des idées abstraites au travers d’expériences virtuelles.

 

Est-ce à dire que la pratique des jeux vidéo quels qu’ils soient développe toutes les capacités d’apprentissage ? Que la PlayStation et la Nintendo DS doivent remplacer en l’état les livres, les exercices et l’étude ? Non, bien sûr, les jeux vidéo et ce qu’ils ont à apporter doivent se pratiquer en complément des autres méthodes pédagogiques. Mais un complément absolument nouveau. Revenons sur cette affirmation et développons-la, quelles sont les qualités du loisir vidéoludique dans l’apprentissage ?

 

Comme les livres, les jeux vidéo sont un média participatif, un média qui se déploie si on s’y implique, les mots s’assemblent et développent leur univers comme l’action et les personnages des jeux vivent sous les gestes du joueur. Celui-ci n’est pas comme dans les autres médias un spectateur passif, même si l’on peut discuter de la passivité face à l’art par exemple, mais un acteur actif. Et comme on le sait, la participation à la construction du savoir l’enracine plus profondément dans l’apprenant, lui donne un rapport plus positif à cet apprentissage. Néanmoins, la différence entre les livres et les jeux vidéo tient à l’interactivité, le fait que les choix du joueur vont changer le déroulement de ce qui se passe devant lui là où le récit du livre restera imperturbablement identique quel que soit l’investissement du lecteur. Toutes ces qualités permettent une pédagogie active, du faire, dans laquelle la compréhension passe par l’action, de quoi mettre en application toute théorie exposée à des apprenants et leur donner du sens par rapport à un cadre ludique. Les jeux Sim City (Maxis depuis 1989) par exemple permettent de pratiquer des théories de l’urbanisme… et même de réfléchir à celles qui ont inspiré les titres de cette série !

 

Seconde qualité, la dédramatisation de l’apprentissage par le cadre ludique, cadre associé à la légèreté, et surtout par la possibilité de l’échec. Le jeu vidéo est le plus souvent bien vu car il est lié pour la plupart des gens à la détente et à l’amusement, manière en l’associant à la formation de rendre celle-ci plus aimable. Toutefois, cette couche agréable disparaît rapidement dans un cadre pédagogique, surtout si le jeu vidéo dissocie fort amusement et apprentissage, les apprenants comprenant bien vite ce que l’on propose[2]. Plus fondamentalement alors, la possibilité infinie de l’échec. Dans tous les jeux vidéo, la logique de l’apprentissage des règles de l’univers et des moyens mis à la disposition du joueur passe par trois étapes : le tutorial soit les premières minutes du jeu où sont exposées les commandes, la récompense qui valorise le joueur et le pousse à continuer, et surtout l’échec. L’échec sous toutes ses formes (mort, défaite, perte d’objets ou de capacités, rétrogradation dans un classement, …) constitue le cœur de l’apprentissage vidéoludique qui confronte le joueur et ses actions aux règles du monde du jeu, sanctionnant les erreurs mais sans jugement, sans limite de tentatives, sans conséquences matérielles[3] : sans tout ce qui fait que l’erreur est sanctionnée et dévalorise celui qui la commet. Vous voulez infiltrer silencieusement un complexe scientifique après avoir échoué à y entrer par la grande porte ? Vous préférez détruire le monde plutôt que de sauver ses habitants ingrats ? Vous voulez changer la composition de votre équipe sportive après une terrible défaite ? Vous souhaitez créer une civilisation pacifique et vous faire élire président des Nations Unies après avoir perdu une guerre nucléaire ? Tout cela est possible, il suffit de jouer une nouvelle vie, de recommencer sa partie ou de télécharger sa dernière sauvegarde. La pédagogie de l’essai-erreur renouvelable à l’infini.

 

Autre avantage du jeu vidéo, son extraordinaire succès populaire dans tous les sens du terme. Enseigner avec les jeux vidéo, c’est s’ouvrir à un public conséquent mais surtout socialement varié. Or toutes les études, à commencer par le fameux PISA de l’OCDE, ont montré que le système scolaire belge est non seulement incapable de combler les différences sociales entre les élèves mais qu’il les accentue. Si comme tous les produits culturels, le jeu vidéo mobilise aussi un certain bagage culturel, bagage inégalement réparti selon les catégories sociales, celui-ci est secondaire par rapport à l’action, l’interactivité qui caractérise le média. Le jeu Versailles 1685 : Complot à la Cour du Roi Soleil (Cryo, 1996) plonge le joueur au cœur de la vie du Grand Siècle, référence par excellence de la culture française, et pourtant les mécaniques ludiques et la narration par une enquête la mettent à la disposition de tous. Même constatation avec PeaceMaker (ImpactGames, 2007) qui place le processus de paix israélo-palestinien entre les mains du joueur avec pour objectif une paix juste et équilibrée. L’exemple enfin d’exercices d’éthique, matière particulièrement abstraite et souvent clivante, avec des jeux de rôle aux choix moraux tranchés rend les questionnements impliqués par ces choix accessibles à tous, sans la nécessité d’un bagage culturel préalable.

 

Outre sa variété sociale, la culture vidéoludique se caractérise aussi par sa jeunesse, ce qui peut être un avantage dans une relation pédagogique. En effet, la diffusion du savoir, traditionnellement verticale entre l’enseignant plus âgé qui détient seul un savoir et l’enseigné plus jeune en situation de déficit de connaissance, se trouve horizontalisée, le savoir vidéoludique étant largement partagé parmi les jeunes voire plus maîtrisé. Cette nouvelle relation, sur le plan du seul savoir puisqu’il ne s’agit pas de remettre en cause le cadre disciplinaire, ouvre de nouvelles perspectives dans l’investissement personnel des enseignés. Ceux-ci sont alors à même de proposer des thématiques ou des références pour enrichir ou changer la direction du cours. Imaginez que les élèves initient la matière par leurs savoirs vidéoludiques, un cours d’histoire où l’aspect militaire d’un chapitre serait exposé à travers une partie de Civilization (MicroProse puis Firaxis, depuis 1991), où la question des personnalités historiques serait posée par des jeux de rôle qui permettraient d’interpréter successivement Staline ou Roosevelt lors de la conférence de Yalta, où les mécanismes de l’impérialisme européen du XIXème siècle seraient exposés par une partie d’Imperialism (Frog City Software, 1997). Changer la structuration du pouvoir dans le cadre pédagogique, c’est réorganiser ce cadre et l’adapter au nouveau rapport au savoir imposé par Internet et la révolution Wikipédia. Dans une logique horizontale, les élèves mettent en application leurs savoirs et savoir-faire, décortiquent, expliquent, confrontent leurs analyses entre eux, bref agissent là où le professeur canalise, oriente, propose, conseille leurs actions. Bref, il s’agit d’un nouveau rapport au savoir, qui n’est plus centralisé dans la personne du professeur, où le savoir-faire est encouragé et soutenu par l’expérience. Un vrai projet politique que les jeux vidéo peuvent accompagner…

 

Enfin, dernier point particulièrement important, qui résume sans doute tous les précédents, le jeu vidéo propose une expérience, un ressenti, une action vécue. Les jeux vidéo ont la capacité d’apporter l’expérience de l’idée, le vécu virtuel de l’abstraction, vivre le concret de la question et de ses conséquences dans une logique de jeu de rôle. Prenons l’exemple de la philosophie, matière difficile à transmettre pour de nombreuses raisons : pas de cours dans l’enseignement obligatoire donc pas de vulgarisation accessible au plus grand nombre, abstraction extrême et vocabulaire technique. Les écueils sont donc nombreux à surmonter et beaucoup de penseurs ont essayé différentes stratégies pédagogiques pour se faire comprendre. La caverne de Platon, le morceau de cire de Descartes, le soleil de Hume, le Candide de Voltaire, les porcs-épics de Schopenhauer, le garçon de café de Sartre, … Il suffit de penser aux innombrables exemples, récits, allégories et autres contes qui parsèment l’histoire de la philosophie pour comprendre ce besoin de concrétude. Ces exemples apportent énormément à la transmission des idées et une bonne partie de l’art du pédagogue consiste à trouver l’image à même de déclencher la compréhension au sein de son public. Ou mieux, à faire vivre cet exemple par son auditoire. Et en cela le jeu vidéo apporte quelque chose de nouveau et de particulièrement fort à la pédagogie de la philosophie. Tobias Staaby[4], professeur d’éthique en Norvège, fait par exemple jouer ses élèves à la série Walking Dead (Telltale Games, depuis 2012), des jeux qui se caractérisent par les choix moraux que doit poser le joueur, puis travaille avec eux les choix de chacun, leurs causes et leur justification. L’interaction donne un visage concret et immédiat à l’abstraction de l’éthique et le cadre ludique imprime de la légèreté à une discipline parfois aride, les élèves en arrivent même à déconstruire les mécanismes de gameplay mis en œuvre pour les faire réfléchir. Papers, Please (Lucas Pope, 2013), place lui le joueur dans le rôle d’un douanier au poste-frontière d’un État totalitaire. Tous les mécanismes de gameplay sont pensés pour poser à chaque journée qui passe des choix terribles et au final impossibles entre efficacité, humanité, protection de sa propre famille, démocratie, … À aucun moment ces mots ne sont prononcés mais, mis dans une situation toujours tendue auquel il doit réagir sous pression par des actes administratifs, le joueur y est perpétuellement confronté et doit poser des actions dont le sens lui est renvoyé au visage par la suite. Comme monsieur Jourdain fait de la prose sans le savoir, le joueur philosophe sans le réaliser si ce n’est que Papers, Please possède l’intelligence de confronter progressivement les actes à leur fondement, bref à pousser à penser en éthicien.

 

Toutefois, nous ne serions pas complets sans évoquer les difficultés que poserait dans notre système scolaire une introduction des jeux vidéo soudaine, irréfléchie et, comme souvent avec le numérique, sans formation ni participation des acteurs pédagogiques. Soulevons-en quatre. Tout d’abord, le pouvoir de fascination des jeux vidéo, souvent caricaturé par la télévision, est tel qu’il impose de penser une médiation pour encadrer leur place dans un espace pédagogique afin de la limiter et de pouvoir enchaîner avec d’autres activités et d’autres apprentissages. Ensuite, la lourdeur technique du numérique est largement sous-estimée et souvent responsable d’une sous-utilisation d’un matériel pourtant disponible : obsolescence, complexité, formation, temps de mise en place, … Ces problèmes informatiques largement répandus aujourd’hui dans l’enseignement se poseraient bien sûr aussi avec les jeux vidéo. Et pourraient renforcer une troisième difficulté : la place des quelques gigantesques sociétés privées, éditeurs et constructeurs, qui possèdent l’essentiel du marché du jeu vidéo. Cet outil ne doit pas devenir un pied de biche pour ouvrir la porte du « marché scolaire[5] » à ces sociétés, un moyen pour elles de toucher encore plus massivement ce public jeune qui constitue son cœur de cible alors qu’elles fonctionnent, pour les plus grandes d’entre elles, selon des logiques de rentabilité maximale bien peu soucieuses d’un quelconque bien public[6]. Logiques qui trouveraient de parfaits alliés dans les politiques d’austérité imposées à la fonction publique depuis plus de trente ans sous couvert d’un investissement privé d’autant plus à même de suppléer à des coupes futures dans l’éducation dans le principal « poste de dépense », celui des ressources humaines. Les logiques de profit remplaceraient donc des enseignants par des ordinateurs et des jeux vidéo alors que ceux-ci, aussi nombreuses puissent être leurs qualités, ne sont que des outils. Les jeux vidéo bien utilisés développent l’indépendance et l’implication de l’apprenant mais c’est le lien humain avec les autres apprenants et avec l’enseignant qui continue à faire sens, l’encadrement qui oriente le travail et canalise les résultats, l’échange humain qui développe la personne.

 

Comme cela a été écrit plus haut, les jeux vidéo ne sont en rien une panacée pédagogique, ils ne doivent pas remplacer les autres outils de savoir mais au contraire les accompagner, de la même manière qu’ils doivent aussi être accompagnés par des encadrants pour en retirer un résultat pédagogique. Pour des raisons externes au domaine pédagogique, importance quantitative de la pratique et impact culturel, et internes, évoquées dans cet article, il y aurait dorénavant du sens à faire entrer les jeux vidéo dans les espaces de savoir, de formation et d’enseignement. Outre l’objet d’étude et de compréhension qu’ils devraient eux-mêmes devenir dans ces espaces, ils y apporteraient des outils différents et un véritable renfort pédagogique.

 

 

[1]. Cours puis diplômes et doctorats dédiés aux différentes facettes du jeu vidéo.

[2]. Erasme, l’un des premiers penseurs à avoir conceptualisé le jeu comme outil pédagogique, disait « Le rôle du précepteur sera de faire porter à l’étude le masque du jeu ». Cette approche, dissimulée et pour tout dire malhonnête, ne fonctionne pas dans les faits. Il vaut mieux au contraire miser à la fois sur l’intelligence de l’apprenant et la qualité du jeu.

[3]. Il y a bien sûr des exceptions pour chacune de ces caractéristiques : le jeu belge The Path (Tale of Tales, 2009) juge les actions du joueur dont dépendent la conclusion du titre et son sens même, le jeu DayZ (Dean Hall, 2012) ne donne qu’une vie au joueur et la mort y est définitive, enfin les jeux massivement multiplayer possèdent une économie souvent transposable en argent bien réel sans parler des faux jeux gratuits dont toutes les composantes sont à débloquer en payant.

[4]. https://twitter.com/tobiasstaaby

[5]. La seule Fédération Wallonie-Bruxelles représente un budget de plus de 6 milliards € (2008), très majoritairement consacré à l’enseignement.

[6]. Activision, la deuxième plus grande société du secteur avec plus de 2 milliards $ de chiffre d’affaire par an, a été prise la main dans le sac en 2012 à « optimiser fiscalement » ses revenus hors-USA pour ne verser que 4,8% de ses bénéfices aux impôts, soit seulement 38 millions $. En toute légalité bien entendu…

 

NDLR. Julien Annart donne notamment des formations continues pour les enseignants (cf. catalogue 2016-2017 proposé par LUDO asbl, à paraître sur www.ludobel.be ).

Image en tête d’article : cartable Mario (www.aliexpress.com)